Albert Camus, hypocrite ou moine sensuel?

Article publié le 11/05/2018

« La femme, hors de l’amour, est ennuyeuse. Elle ne sait pas. Il faut vivre avec l’une et se taire. Ou coucher avec toutes et faire. Le plus important est ailleurs » (Albert Camus, Carnets, 1942)


Nul n’a visité les angles morts de la conscience comme le faisait Camus, lui que l’on indexerait misogyne aujourd’hui. Il fallait bien le double éclairage de la philosophie et de la littérature pour avancer depuis Dostoïevski. Malheureusement, la lucidité intellectuelle se paie parfois de ravages intimes, et l’auteur de L’étranger n’échappa point au fatum. Toute sa vie personnelle fut soumise à son œuvre comme une esclave entravée, et pourtant...


Albert Camus, si lumineux dans le verbe, si prompt à la Justice des sphères, consomma l’être féminin sans la rigueur de l’homme intègre. Se vautra-t-il dans la femme comme un pourceau ? Certes pas, bien entendu, mais il est intéressant d’observer l’écart de sa petite morale avec la grande conscience qu’il déploie dans ses livres. A ce titre, les carnets de pensées qu’il produisit nous offrent un bel éclairage, souvent paradoxal. Il y inscrit des vues rugueuses, souvent déroutantes pour un lecteur actuel.


Par ailleurs, Albert Camus y développe un regard sur le sexe et la femme qui tranche avec sa réputation de séducteur assidu :


« La vie sexuelle a été donnée à l’homme pour le détourner peut-être de sa vraie voie. C’est son opium. En elle tout s’endort. Hors d’elle, les choses reprennent leur vie » (Albert Camus, Carnets II)


« La sexualité ne mène à rien. Elle n’est pas immorale mais elle est improductive. On peut s’y livrer pour le temps où on ne désire pas produire. Mais seule la chasteté est liée à un progrès personnel » (Albert Camus, Carnets, 1942)


Ces traits de franchise épileptique ne sont pas loin de valoir, osons le dire, certains développements religieux de la plus aride facture. Camus l’athée, qui était capable de citer Jean Chrysostome ou même De Maistre – puisque la liberté, précisément, « c’est pouvoir donner raison à l’adversaire » (Carnets, 1945) – savait paraphraser les grands moralistes du XVIIe siècle :


« Si on croit à la valeur morale, on croit à toute la morale jusques et y compris la morale sexuelle. La réforme est totale » (Albert Camus, Carnets, 1946)


Qu’aurait donc pensé Bossuet des filtres Snapchat qui vous travestissent en chaton ? Sans doute la même chose que Camus, avec moins de sévérité peut-être, étant la miséricorde altière à laquelle il se sentait contraint. Albert Camus, lui, savait forniquer sans complaisances. Sa rigueur morale s’accommodait de ses spasmes et d'un certain mépris des femmes, car il s’était forgé de la condition humaine une vision suffisamment tragique pour en sur-vivre :  


« La responsabilité envers l’histoire dispense de la responsabilité envers les êtres humains. C’est là son confort » (Albert Camus, Carnets, 1948)

 

Pierre-André Bizien