Alexandre le Grand fut-il un génocideur en Asie? Batailles, conquêtes, citations d'historiens

Article publié le 21/05/2019

Alexandre le Grand mena-t-il une guerre totale en Orient ? Le conquérant macédonien faisait-il appel à des devins lors des grandes batailles ? S’est-il entretenu avec des brahmanes en Inde ? Adolf Hitler s’inspira-t-il d’Alexandre dans sa quête de “l’espace vital” ?

 

Ce que l’on sait : au IVème siècle av. J.-C., Alexandre (356 av. J.C. - 323 av. J.C.) s’empare de l’empire perse et mène son armée jusqu’en Inde ; il fait main basse sur l’Asie mineure, l’Égypte, le Levant, la Babylonie, l’Asie centrale et la vallée de l’Indus. Après son épopée, le monde grec s’étend de la Méditerranée occidentale jusqu’aux confins de l’Afghanistan. Est-il, comme on l’affirme, à l’origine de la fusion entre monde grec et peuples d’Orient ? Dans quelles circonstances se fit-il proclamer pharaon ? Est-il mort empoisonné ? Enfin, quel héritage laisse-t-il ?

 

Contexte historique

 

De 359 av. J.-C. à 336 av. J.-C., le royaume de Macédoine, situé au Nord-Est de la Grèce, connaît une expansion fulgurante sous le règne de Philippe II, le père d’Alexandre ; le souverain macédonien réorganise l’armée et modernise le pays. “Tirant parti des conflits qui opposaient les cités grecques entre elles, il parvint à les dominer. Après les avoir définitivement vaincues en 338 lors de la bataille de Chéronée [Alexandre commande la cavalerie macédonienne], il les rassembla dans une alliance militaire dont il assura le commandement” (Cité dans Laurianne Martinez-Sève, Atlas du monde hellénistique). De fait, les cités-États grecques n’ont de cesse de s’opposer ; remémorons-nous, entre autres, la célèbre guerre du Péloponnèse (431 av. J.-C. à 404 av. J.-C.), qui oppose Sparte et ses alliés à Athènes.

 

En 336 av. J.-C, Philippe est assassiné ; Alexandre s’accapare le pouvoir. Le jeune héritier écarte plusieurs prétendants au trône. Soulignons qu’il bénéficia dans sa jeunesse de l’enseignement du philosophe Aristote ; il est marqué par l’étude de l’Iliade d’Homère et les exploits d’Achille, héros légendaire de la guerre de Troie. Moins de deux ans après son couronnement donc, Alexandre se lance dans une campagne contre la Perse, l’ennemi héréditaire des Grecs ; il poursuit alors l'objectif de son père : “libérer” les cités grecques d’Asie mineure de la domination perse. Selon l’historien Nicolas Richer, il s’agit aussi de venger la destruction des sanctuaires hellènes.

 

Bataille de Gaugamèles (Octobre 331 av. J.-C.)

 

Au printemps 334, Alexandre débute la conquête de l’empire achémenide. “Le roi perse Darius III a déjà essuyé deux défaites en Asie mineure face à Alexandre, au Granique (en 334 av. J.-C.) puis à Issos (en 333 av. J.-C.). Il est avide de revanche et conforté par le terrain, qui lui semble propice. Darius a en effet choisi cette plaine ouverte, qui lui paraît idéale pour déployer son innombrable armée ; il a fait extraire les cailloux pour en égaliser le sol, afin de faciliter les manoeuvres de ses terribles chars aux timons acérés, et il a planté des piques de fer afin de blesser les montures adverses” (in Sonia Darthou, Magazine Histoire & Civilisations). Selon les estimations, les Perses disposent de 200.000 à 300.000 fantassins, près de 30.000 cavaliers, 200 chars à faux et 15 éléphants de guerre ; de son côté, Alexandre commande 45.000 soldats d’infanterie et 7.000 cavaliers. Le déséquilibre des forces est donc indiscutablement en faveur de Darius.

 

En dépit de son infériorité, le conquérant macédonien se porte contre Darius ; ses compagnons projettent d’attaquer de nuit, afin de jouir de l’effet de surprise. “Je ne vole pas la victoire”, aurait répondu Alexandre. Curieusement, il consulte son devin Aristandros (des rites secrets et un sacrifice sont exécutés) dans le but de vaincre la peur qui tétanise ses hommes à la vue du camp ennemi de nuit. Dans le même temps, il joue la carte de la stratégie ; ainsi, le lendemain, chevauchant Bucéphale, son fidèle cheval noir, il feint se mettre en ligne pour combattre Darius. En réalité, il attire son adversaire dans un guet-apens. En effet, lorsque le Perse lance ses chars à faux, son atout maître, Alexandre donne l’ordre à ses soldats de crier pour effrayer les montures puis les fait cribler de javelots ; les chars sont mis hors de combat. Parallèlement, l’audacieux macédonien lance une charge surprise contre le chef perse ; ce dernier, pris de panique, s’enfuit. La débandade gagne ses troupes. Alexandre remporte une victoire complète.

 

Alexandre devient le nouveau souverain perse

 

“Désormais, la route des capitales royales était ouverte. Ce fut d’abord Babylone qui se rendit, grâce au ralliement de Mazaios [le général perse avait failli l’emporter contre Parménion à Gaugamèles], qui fut aussitôt nommé satrape [gouverneur d’une satrapie, c’est-à-dire une division administrative de l’empire achéménide] de Babylonie. Alexandre, après avoir laissé son armée prendre un mois de repos, se dirigea alors vers Suse qui se rendit également sans combat.” (cité dans Claude Mossé, Alexandre, La destinée d’un mythe). C’est dans cette ville qu’Alexandre épousera en 324 av. J.-C. l’une des filles de Darius III, Stateira ; il ordonnera le jour des noces à 10.000 de ses hommes de s’unir avec des femmes perses. Le Macédonien rêvait de marier l’Occident à l’Orient.

 

Revenons à la marche d’Alexandre ; elle se dirige ensuite sur Persépolis, qui se révèle autrement plus difficile. Assurément, les Macédoniens subissent de lourdes pertes. C’est pourquoi sans doute Alexandre laisse ses soldats piller et brûler la citadelle après avoir vaincu l’armée perse. Fait considérable, l’envahisseur macédonien rafle de grandes quantités de métaux précieux ; les sources évoquent 50.000 talents d’or et d’argent à Suse et 120.000 talents à Persépolis. Progressivement, Darius perd la plupart de ses soutiens perses ; ceux-ci préfèrent se rallier à Alexandre afin de conserver leurs biens (certains vivent avec lui au milieu de sa cour). En 330 av. J.-C., le roi perse est assassiné par le satrape de Bactriane, Bessos, qui se proclame souverain à sa place sous le nom d’Artaxerxès IV. Alexandre organise des funérailles royales pour Darius et fait punir Bessos en lui coupant le nez et les oreilles. Le Macédonien règne alors en maître sur une bonne partie de l’empire achémenide, malgré des résistances ici-et-là.

 

Aux confins de l’Afghanistan et de l’Inde

 

“Alexandre poursuit son périple à travers l’Asie centrale jusqu’au fleuve Hydaspe, qu’il déclare frontière de son royaume (…) Sur tout son parcours, il fonde des cités qui portent son nom, jette les bases d’une administration, fait tracer des voies de communication
(in Georges Duby, Atlas historique). C’est dans l’Afghanistan actuel qu’il endure les trois années les plus difficiles de son règne ; de fait, il affronte une guerre de partisans avec des petits groupes armés qui le harcèlent. Ces derniers se dérobent en s’enfuyant dans les zones steppiques en cas de danger. Un millénaire plus tard, ce sera au tour de l’envahisseur mongol Gengis Khan d’essuyer un revers cinglant dans la zone (il perdra son petit-fils préféré). Plus récemment, mentionnons l’échec de l’invasion soviétique du pays (1979-1989) ainsi que l’enlisement des troupes américaines depuis leur intervention en 2001 jusqu’à nos jours.

 

Réexaminons les difficultés d’Alexandre ; après une défaite sévère à Maracanda (actuelle Samarcande), le conquérant macédonien opte pour une guerre totale. Il poursuit cette stratégie en Inde où il entre au printemps 327 ou 326 av. J.-C.. ; “il attaqua les forteresses, massacra les populations, établit des garnisons partout où il le pouvait, divisa son armée pour quadriller les territoires et la fit remonter le long des vallées (Cité dans Laurianne Martinez-Sève, Atlas du monde hellénistique). Remarquons que pour affronter un puissant souverain local, le roi indien Poros, il établit un pont de bateaux pour franchir l’Indus ; puis, de nouveau, il fait face à d’imposants pachydermes. Fin stratège, il évite d’attaquer de front les éléphants et engage sa cavalerie. Il remporte la victoire mais perd son cheval ; il érigera une ville éponyme en son honneur (Alexandrie Bucéphale, l’actuelle Jalalpur selon certains). Cependant, au rebours de cette fureur aveugle, Alexandre s’intéresse aux moeurs, doctrines et coutumes des habitants de la région ; ainsi, il rencontre, entre autres, des brahmanes (prêtres), la plus haute caste indienne, et s’informe sur eux.

 

Mort d’Alexandre et partage de l’empire

 

À terme, ses hommes, épuisés et décimés, refusent de continuer plus loin ; nombreux sont ceux qui meurent en traversant les montagnes de l’Hindou Kouch (en Afghanistan et au Pakistan actuels) ou les déserts. Les armées reviennent donc en Perse par des routes différentes (une par la mer et deux autres par voie de terre) et atteignent Babylone. “La ville surpasse en grandeur toutes celles d’Orient. Alexandre la veut comme siège de son Empire. Mais le repos l’insupporte. Toujours, il faut à celui qui apparaît comme “le maître de toute la terre et de toutes les mers”, une nouvelle proie à son désir et à son ambition” (In Olivier Battistini, Alexandre le Grand). Néanmoins, Alexandre tombe malade et meurt en 323 av. J.-C., à l’âge de 33 ans. Certains affirment qu’il a été empoisonné ; en vérité, il a très certainement été victime de la malaria, contractée dans une région marécageuse de l’actuel Irak. Rappelons qu’avant Alexandre, personne n’avait réalisé une expédition d’une telle ampleur.

 

À la disparition du conquérant macédonien, débutent quarante années de luttes intestines entre ses successeurs ; son jeune demi-frère, Philippe III, et son fils, Alexandre IV, inaptes à régner, sont assassinés. Les diadoques, ses anciens généraux, s’entre-déchirent furieusement afin de se partager l’empire ; au prix de nombreuses guerres, des monarchies hellénistiques émergent : Ptolémée règne en Égypte, Séleucos en Babylonie, Cassandre en Macédoine, Lysimaque s’installe en Thrace, etc. Notons qu’Antigone le Borgne, ancien compagnon d’Alexandre en Asie, considère qu’il est l’unique héritier de l’empire mais est défait à Ipsos (301 av. J.-C.). À partir des années 220 av. J.-C., le monde hellénistique s’efface peu à peu dans certaines régions au profit de Rome, qui, vers 130 av. J.-C., contrôle la plus grande partie de la Méditerranée.

 

Alexandrie, la vitrine du monde grec

 

L’un des aspects majeurs de l’héritage d’Alexandre est la monarchie hellénistique ; selon l’historienne Claude Mossé, il se traduisit également par une extension des échanges commerciaux, dont les deux transformations les plus significatives furent d’une part le déplacement des axes du commerce maritime, d’autre part le développement de la monnaie. La ville égyptienne d’Alexandrie, fondée par Alexandre entre le lac Maréotis et la mer, symbolise ce renouveau économique, politique et culturel ; en effet, la cité, la première et la plus renommée des fondations du Macédonien, fut un centre important de spéculations scientifiques et un carrefour de savoirs, bien qu’Athènes demeura le foyer de la philosophie.

 

Rappelons qu’Alexandre fut accueilli en Égypte en libérateur et reconnu roi ; il mit un terme à la domination perse tout en laissant une certaine autonomie au territoire. C’est là tout le paradoxe du « conquérant-libérateur », modèle historique dont se prévaudra l’islam quelques siècles plus tard. Alexandre le Grand demeura un an en Egypte, faisant de Memphis sa résidence ; il se fit proclamer pharaon en s’affirmant descendant du dieu Amon. Selon Plutarque, Alexandrie d’Égypte fait partie des 70 villes fondées par le conquérant macédonien lors de son épopée ; la cité est alors l’une des plus grandes villes de l’Antiquité et un vaste centre cosmopolite. De nos jours, cette lumière du monde antique, rejaillit grâce à la construction récente d’une nouvelle bibliothèque.

 

Un héritage discuté

 

Si les conquêtes d’Alexandre comportèrent des bienfaits (paix, développement du commerce et de l’urbanisation, etc.), relayés principalement par Plutarque et des auteurs de l’époque hellénistique ou romaine, les historiens contemporains sont plus nuancés, en particulier concernant la fusion entre monde grec et peuples d’Orient. En outre, l’image d’Alexandre n’allait pas manquer d’être utilisée par les uns et les autres ; certains l’installèrent sur un piédestal tandis que d’autres le vilipendèrent. Ainsi, en 1748, Montesquieu, déclare dans “De l’esprit des lois”: “Il respecta les traditions anciennes, et tous les monuments de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avaient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Égyptiens ; il les rétablit (…) Les Romains conquirent tout pour tout détruire ; il voulut tout conquérir pour tout conserver” (Montesquieu, cité dans Pierre Briant, Alexandre). Ici, la magie du verbe sublime un peu la concrétude des faits.

 

À l’inverse, certains auteurs, tel l’ancien révolutionnaire (modéré) Pierre Claude François Daunou (XIXe siècle), estiment qu’il faut le ranger parmi “les horribles fléaux pour le genre humain que sont les conquérants”. Adolf Hitler en personne apprécia aussi sévèrement la conquête d’Alexandre, l’estimant être un antimodèle de ce qui devait être l’invasion à venir vers l’Est. Le Führer affirma : “Ce ne sera pas une épopée enivrante comme celle d’Alexandre le Grand. Elle n’a pas pour objet de conquérir des villes ou ramasser du butin […] Elle doit nous donner des terres où nous puissions travailler nous-mêmes” (in Pierre Briant, Alexandre) “Hitler en a retenu l’image d’un raid sans lendemain, bien loin de la mission civilisatrice que tant de commentateurs lui attribuaient depuis Plutarque” (ibid).

 

Jérémie Dardy


Pour aller plus loin :

Alexandre le Grand, 15 ans qui ont bouleversé le monde, Éditions de la République, 2018

Olivier Battistini, Alexandre le Grand, Ellipses, 2018

A.B. Bosworth, The legacy of Alexander, Oxford University Press, 2002

Pierre Briant, Alexandre, Gallimard, 2016

Georges Duby, Atlas historique Duby, Larousse, 2007

Palladios d’Hélénopolis, traduction : Pierre Maraval, Alexandre le Grand et les Brahmanes, Les Belles Lettres, 2016

Laurianne Martinez-Sève, Atlas du monde hellénistique, Pouvoirs et territoires après Alexandre le Grand, Autrement, 2017

Claude Mossé, Alexandre, La destinée d’un mythe, Payot et Rivages, 2001

Nicolas Richer, Atlas de la Grèce classique, Autrement, 2017

Who’s who in the age of Alexander the Great, Wiley-Backwell, 2006

Magazine Histoire et Civilisations, Numéro 36, Février 2018