Djibouti, le futur Singapour africain?

Article publié le 09/03/2021

 

Ancienne colonie française (1885-1977), la République de Djibouti se situe sur le détroit de Bab el-Mandeb, entre la mer Rouge et l’océan Indien. Du fait de sa position, ce pays constitue une étape incontournable du commerce maritime mondial. Pourtant, au-delà des enjeux commerciaux, cet État se trouve au cœur de rivalités géostratégiques dont il tire parti pour sécuriser et développer son territoire.

 

LA PORTE D’ENTRÉE DE LA CORNE DE L’AFRIQUE

 

Un « hub » majeur du trafic maritime

 

Peuplée de 950 000 habitants, la République de Djibouti est un micro-État dont la superficie s’élève à 23 200 km². Frontalier avec l’Éthiopie, l’Érythrée et la Somalie, ce pays de la Corne de l’Afrique fait face à des conditions naturelles handicapantes du fait de son relief accidenté et de son climat aride. En effet, les précipitations y dépassent rarement les 150 mm par an, alors que les températures se situent à une moyenne de 25°C d’octobre à avril, et de 35°C de mai à septembre. À l’intérieur du pays, l’agriculture y est donc marginale par rapport au pastoralisme pratiqué par les Afars et les Issas.

 

 

 

 

Peu engageante en apparence, la situation géographique de Djibouti est pourtant remarquable du fait de sa position de carrefour entre la mer Rouge et le golfe d’Aden. En fait, depuis l’ouverture du canal de Suez (1869), ce pays constitue un verrou stratégique sur la voie maritime qui relie la Méditerranée à l’océan Indien. Chaque année, 10 % du trafic maritime mondial transite par cet axe, dont de nombreux pétroliers. Pour, les Européens, cette route maritime est d’une grande importance car ils y importent 1/3 de leurs approvisionnements énergétiques. De même, parce qu’elle évite un détour par le Cap de Bonne Espérance, cette voie joue un rôle crucial dans la circulation de produits manufacturés entre l’Asie et le Vieux-Continent.

 

Djibouti est non seulement un « hub » du trafic international et régional de marchandises mais il est aussi un centre névralgique du réseau mondial de communication : 8 câbles sous-marins relient le territoire djiboutien à l’Afrique de l’Est, au Moyen-Orient, à l’Asie et à l’Europe. À l’échelle régionale, ce statut de carrefour économique est illustré par les relations qu’entretiennent la République de Djibouti et l’Éthiopie. Du fait de son enclavement, l’Éthiopie fait transiter 4/5 de ses exportations par Djibouti, à qui elle fournit également de l’hydro-électricité. Vaste et peuplée, l’Éthiopie, apparaît alors comme un « hinterland » dont le dynamisme dépend des activités portuaires djiboutiennes.

 

Au-delà de son rôle de carrefour maritime, la position stratégique de Djibouti polarise l’intérêt des grandes puissances dans une région instable. Conscient de cette situation, le gouvernement djiboutien se livre donc à un commerce lucratif des bases militaires.

 

Un « État-garnison » courtisé par les puissances étrangères

 

Depuis son indépendance en 1977, la situation géographique de Djibouti lui permet de jouir d’une véritable « rente stratégique ». En tant qu’ancienne puissance coloniale, la France est un acteur historique de la présence militaire étrangère à Djibouti. En 2020, on y compte 1500 hommes répartis sur plusieurs sites dont la base navale du Héron et la base aérienne 188. Toutefois la France n’est plus la seule puissance à y posséder des installations permanentes. En effet, depuis 2002, les États-Unis ont déployé plus de 3000 hommes, dont une majorité de US Marines, au Camp Lemonnier, naguère occupé par la Légion étrangère. Depuis une dizaine d’années, d’autres pays y ont implanté des bases comme le Japon (2011), ou l’Italie (2012). Ces pays disposent désormais sur place de 180 hommes pour les forces japonaises et de 300 soldats pour l’armée italienne.

 

Dans une région où règne l’insécurité, cette multiplication des camps militaires prend place dans le cadre de la lutte contre la piraterie et le terrorisme islamique. Pour autant, les pays occidentaux ne sont pas les seuls à vouloir sécuriser le Golfe d’Aden et la Mer Rouge. Effectivement, très dépendante de ses importations d’hydrocarbures et de matières premières, la Chine a inauguré en 2017 une base navale permanente à Djibouti. Cette dernière accueille officiellement 400 soldats mais elle est susceptible d’en accueillir jusqu’à 10 000.

 

En fait, cette ruée des puissances étrangères vers Djibouti est encouragée par le gouvernement local. Pour ce micro-État le « commerce des bases militaires » est une rente lucrative qui s’élève à 3 % du PIB. Concrètement, l’exploitation des bases par des forces étrangères donne lieu aux versements de loyers dont les montants sont variables selon les puissances :

 

- États-Unis, 56 millions d’euros par an

- France, 30 millions d’euros par an

- Italie, 22 millions d’euros par an

- Chine, 17 millions d’euros par an

- Japon, 3 millions d’euros par an

 

Au total, ces loyers rapportent 128 millions d’euros par an, soit un montant supérieur aux 100 millions d’euros issus des exportations djiboutiennes. De plus, si l’implantation d’une base saoudienne se concrétise, 125 millions d’euros supplémentaires s’ajouteront aux montants touchés chaque année par l’État djiboutien.

 

Enfin, au-delà de la manne financière qu’elle lui apporte, la présence de militaires étrangers assure également la sécurité de Djibouti dans un environnement régional conflictuel. Fort de sa stabilité, le micro-État est donc engagé dans une stratégie de développement qui voudrait en faire le « Singapour » africain.

 

L’AMBITION DE DEVENIR LE SINGAPOUR DE LA MER ROUGE

 

Une modernisation sous l’égide de la Chine

 

Tenue d’une main de fer par le président Ismaïl Omar Guelleh, la République de Djibouti est engagée dans un intense processus de modernisation. À l’instar de nombreux pays africains, Djibouti essaie de profiter de l’influence grandissante de la Chine sur le continent noir. Effectivement, pour Pékin, la réalisation de la stratégie des « nouvelles routes de la soie », ne peut se faire sans un renforcement de la présence chinoise en Afrique orientale. Sur le plan économique, l’influence de la Chine à Djibouti s’est manifestée dès 2016 avec la remise en état du chemin de fer qui relie le pays à Addis-Abeba, la capitale de l’Éthiopie. Réalisée pour un total de 2,8 milliards d’euros, cette rénovation a été faite pour stimuler les échanges entre les deux pays et pour favoriser la circulation des marchandises dans la Corne de l’Afrique.

 

En 2018, l’inauguration d’une vaste zone franche, la Djibouti International Free Trade Zone (DIFTZ), doit accroître le rôle du pays en tant que pôle logistique d’Afrique orientale. Attribuée à China Merchants Group, au détriment de la société Dubaï Ports World, cette zone franche devrait atteindre 4800 hectares d’ici 2028, pour un coût de 3 milliards d’euros. Par ailleurs, inauguré en 2017, le port polyvalent de Doraleh sera doté d’un second terminal à conteneurs grâce aux investissements chinois. En 2019, le terminal à conteneurs de Doraleh a traité 873648 EVP mais la création du Doraleh International Container Terminal (DICT) devrait permettre de doubler cette capacité. À terme, Djibouti espère concurrencer l’émirat de Dubaï par lequel transite 850 000 tonnes de marchandises qui sont ensuite transportées par voie aérienne en Afrique.

 

Pour ce faire, le micro-État a scellé un partenariat avec l’Éthiopie pour créer un hub de fret aéromaritime. Déchargées dans les installations portuaires djiboutiennes, les marchandises seront ensuite acheminées à travers l’Afrique par les avions cargos d’Ethiopian Airlines et d’Air Djibouti. Enfin, financé à hauteur de 300 millions d’euros par China Merchants Bank, la construction d’un quartier d’affaires sur l’emplacement de l’ancien port de Djibouti doit jouer le rôle de vitrine économique du pays. En réalité, l’« East Africain International Business Center » s’étendra sur 84 hectares sur lesquels seront construits des bureaux, des hôtels de luxe, des commerces et un centre des congrès. Le gouvernement djiboutien prévoit ainsi que cette cité d’affaires générera 20 000 emplois directs et 100 000 emplois indirects.

 

Tandis que le secteur logistique représente 27 % du PIB du pays, les projets menés à Djibouti devraient accroître le poids de ce secteur dans l’économie du pays. Pourtant, si la situation géostratégique de cet État est avantageuse, d’autres facteurs sont susceptibles de contrarier l’ambition d’en faire un Singapour africain.

 

Une stratégie de développement en question

 

Les projets qui ont été conduits ces dernières années à Djibouti dans le cadre du plan « Vision 2035 » ont amené cet État à emprunter massivement. Le think-tank Overseas Development Institute estime ainsi que 70 % de la dette extérieure du pays est le fait des emprunts contractés auprès de banques et d’entreprises chinoises. Cet endettement risque donc de limiter la marge de manœuvre du pays en cas d’échec de sa politique économique. Cela questionne aussi sur le degré d’indépendance du gouvernement djiboutien vis-à-vis de son partenaire asiatique. Bien qu’elle jouisse depuis 2006 d’une concession de trente ans sur l’exploitation du terminal à conteneurs de Doraleh, la compagnie DP World a ainsi été évincée au profit de China Merchants Group.

 

Condamné par la Cour d’Arbitrage internationale de Londres à plusieurs reprises entre 2018 et 2020, le gouvernement djiboutien refuse à ce jour de dédommager DP World à hauteur de 385 milliards de dollars. Cette intransigeance souligne l’opacité du monde des affaires à Djibouti et peut susciter des réserves de la part des investisseurs étrangers. Ainsi, d’après le classement « Doing Business » de la Banque Mondiale, Djibouti n’occupe que la 112ème place en terme d’environnement propice à l’entreprenariat et à l’accueil de capitaux étrangers. De même, d’après l’ONG Transparency International, le micro-État se situait en 2020 au 142ème rang des pays les plus corrompus du monde.

 

D’autre part, en dépit des investissements colossaux réalisés ces dernières années, Djibouti demeure un pays pauvre. Malgré une hausse de 49,3 % entre 1995 et 2019, son Indice de Développement Humain (IDH) n’est que de 0,524. Cet État s’établit donc au 166ème rang de la hiérarchie mondiale dressée par le PNUD. Aussi, en 2017 son taux de pauvreté internationale (1,9 $ par jour et par habitant) s’élevait à 16 % de la population et son taux de chômage officiel à 47 % des actifs. Dans un État où 60 % des habitants ont moins de 30 ans, le manque de travail et la misère contribuent à la fragmentation du corps social et à la montée de la criminalité. Malgré des perspectives de croissance positives avec un taux prévisionnel de 7,1 % pour 2021, la République de Djibouti demeure confrontée à d’importants défis sociaux, économiques et politiques.

 

Alors que l’élection présidentielle de 2021 est dénoncée comme une mascarade par ses opposants, Ismaïl Omar Guelleh peut compter sur la passivité des puissances présentes sur le territoire djiboutien. En effet, la Chine est peu réceptive aux violations des Droits de l’Homme mais les occidentaux ferment également les yeux pour préserver leurs intérêts à Djibouti. Si le président djiboutien n’est pas assuré de faire de son pays un nouveau Singapour, il a su néanmoins tirer parti des rivalités entre les puissances pour assurer sa pérennité au pouvoir.

 

Alexandre Depont

 

 

Pour aller plus loin 

 

BODKINE Alexandre, « À Djibouti, le rêve avorté du Singapour africain », Entreprendre, mis en ligne le 13/01/2021. URL : https://www.entreprendre.fr/a-djibouti-le-reve-avorte-du-singapour-africain/

CASLIN Olivier, « Logistique : à Djibouti, plus belle la vie sans les émiratis », Jeune Afrique, mis en ligne le 13/02/2020. URL : https://www.jeuneafrique.com/mag/892905/economie/logistique-a-djibouti-plus-belle-la-vie-sans-les-emiratis/

CHABERT Christophe, « Afrique de l’Est et Golfe d’Aden, une zone en délitement sous surveillance », Mind the Map, mis en ligne le 03/05/2018. URL : https://mindthemap.fr/corne-de-lafrique-et-golfe-daden/

CHABRE Théotime, « La Mer Rouge, un espace maritime stratégique », Carto n°56, Novembre / Décembre 2019.

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« Djibouti, Carrefour de câbles sous-marins », Digital Africa.co, mis en ligne le 03/02/2021. URL : https://resilient.digital-africa.co/blog/2021/02/03/djibouti-carrefour-de-cables-sous-marins/