Géopolitique des Moluques à l'heure des empires ibériques. Cartographie

Article publié le 27/06/2019

Au XVIe siècle, alors que l’ère des « grandes découvertes » bat son plein, le Portugal et l’Espagne s’affrontent pour la maîtrise des « îles aux épices » en Asie. Revendiqué par les deux couronnes qui l’incluent dans leurs empires respectifs, l’archipel des Moluques se trouve alors au cœur d’une intense controverse diplomatique et cartographique. 

 

 

Les Moluques, un archipel au cœur de la « guerre des épices »

 


La découverte des Moluques et le bouleversement du négoce des épices

À la fin du XVe siècle, l’ouverture de la route des Indes par Vasco de Gama retentit comme une victoire pour le royaume du Portugal. Cette découverte couronne non seulement un siècle d’un intense effort d’exploration maritime, mais offre aussi aux Portugais la possibilité d’établir un monopole sur le commerce des épices. C’est dans cette perspective qu’ils s’efforcent de contrôler les axes de navigation utilisés par les Arabes pour commercer vers le sous-continent indien. Ainsi, l’explorateur Alfonso de Albuquerque s’empare de l’archipel de Socotra en mer Rouge (1506), puis d’Ormuz (1507) qui verrouille l’accès à l’océan Indien depuis le golfe Persique. Nommé vice-roi des Indes en 1508, il conquiert Goa (1510) et en fait la capitale de l’empire portugais des Indes.

 

En 1511, il annexe le site de Malacca qui se situe à l’extrémité sud de la péninsule malaise. Cette prise est stratégique car les Portugais maîtrisent désormais le détroit qui relie l’océan Indien à la mer de Chine méridionale. Cela leur permet donc d’ouvrir des lignes commerciales vers l’archipel des Moluques, le Siam et l’empire du Milieu. De plus, en annexant Malacca, le Portugal a pris possession d’un centre majeur du négoce des épices. Pour assurer leur monopole, les Portugais investissent également les Moluques qui sont réputées pour leur production de clous de girofle et de noix de muscade.

Sur le plan géoéconomique, cette conquête met à mal la domination de Venise sur le commerce des épices en Occident. Effectivement, en s’approvisionnant par voie maritime avec un nombre limité d’intermédiaires, les Portugais mettent sur le marché de grandes quantités de denrées à des prix moins élevés que dans les Échelles du Levant. Outre le coût du transport caravanier, cette différence de prix s’explique par les droits de douanes qui sont prélevés sur les places commerciales levantines lors de l’arrivée des marchandises. À ce sujet, en 1499, le marchand florentin Girolamo Sernigi affirmait dans une lettre que ces taxes représentaient « […] jusqu’à six fois le prix d’achat. Et tout aura servi à payer des voituriers, des navires et des droits du sultan. Alors qu’en passant de l’autre côté on aurait la possibilité de supprimer toutes ces dépenses et ces trafics ».

Conscients de l’avantage que leur confèrent les découvertes de leurs navigateurs, les souverains portugais veillent à garder secrets les portulans élaborés à l’issue des  expéditions maritimes. Aussi, transmettre à une puissance étrangère toute information relative aux nouvelles voies de navigation est puni de la peine capitale. Pourtant, en dépit des risques encourus, des agents étrangers parviennent à se procurer des cartes portugaises. En 1501, l’un d’eux, Angelo Trevisan, secrétaire de l’ambassadeur de Venise en Castille écrivait à l’un de ses contacts que «  Si nous regagnons Venise sains et saufs, Votre Éminence verra des cartes allant jusqu’à Calicut et au-delà, à moins de deux fois la distance qu’il y a entre nous et les Flandres. Je vous garantis que tout est arrivé en bon état ; mais ceci, Votre Éminence n’aura sans doute pas envie de le faire savoir. Une chose est sûre, à notre retour, vous aurez autant de détails que si vous vous étiez rendu vous-même à Calicut, voire plus loin encore. »

 

Un monopole commercial contesté

 

Depuis la première expédition de Vasco de Gama, le royaume du Portugal a pris le contrôle des principaux centres de production et de distribution des épices en Asie. Cependant, en 1513, la découverte de l’océan Pacifique par Vasco Núñez de Balboa ouvre de nouvelles perspectives coloniales et commerciales aux Espagnols. C’est ainsi que de 1519 à 1522, l’expédition commandée par Fernand de Magellan, un portugais passé au service de l’Espagne, parvient à achever la première circumnavigation de l’histoire. En fait, le navigateur a participé à la conquête de Malacca en 1511 et il est persuadé que les revendications portugaises sur ces territoires sont infondées. Ainsi, à la suite d’un différend avec le roi Manuel Ier, il propose ses services au roi d’Espagne. Bien que Magellan fut tué lors d’un combat avec des indigènes aux Philippines (1521), il a réussi à prouver qu’il était possible d’atteindre les Moluques depuis les côtes américaines.

 

De facto, cette incursion des Castillans en Asie-Pacifique est perçue comme une menace par les Portugais. Dans une lettre adressée à Charles Quint, le 6 septembre 1522, Juan Sebastián Elcano, qui a pris la tête de l’expédition espagnole à la mort de Magellan témoigne de cette rivalité :

 

«Très Haut et Illustrissime Majesté, vous savez sans doute que nous sommes revenus, 18 hommes seulement, sur l’une des cinq nefs que Votre Majesté a envoyées à la découverte de l’Épicerie [...]. Après avoir quitté [les Moluques], nous restâmes cinq mois sans toucher  terre, ne mangeant rien d’autre que du blé ou du riz et ne buvant que de l’eau, par crainte du roi de Portugal qui a donné l’ordre dans tous ses domaines de prendre cette flotte afin que Votre Majesté ne sache rien d’elle, et c’est ainsi que 22 de nos hommes sont morts de faim ; pour cette raison, et à cause du manque de vivres, nous accostâmes à l’île du Cap-Vert, dont le gouverneur arraisonna ma barque avec les 13 hommes qui s’y trouvaient, voulut m’emmener, ainsi que tous ceux qui étaient avec moi, avec une nef revenant chargée d’épices de Calicut au Portugal, et dans cette intention, disant que seuls les Portugais pouvaient découvrir l’Épicerie. »

 

Dès l’annonce de la réussite du tour du monde, le souverain portugais Jean III émet une protestation officielle quant au passage des navires espagnols dans les « îles aux épices ».  Face au refus de Charles Quint de reconnaître la souveraineté lusitanienne et devant sa détermination à revendiquer ces territoires, Jean III accepte d’entamer des négociations. Dès lors, s’engage une intense controverse diplomatique et cartographique.

 


Localiser les Moluques : entre défi technique et manipulation cartographique

 


La conférence de Badajoz-Elvas (1524)

 

Au début du XVIe siècle, en créant les Casa da Índia et Casa de Contractatión de Indias les royaumes ibériques ont cherché à rassembler et à homogénéiser les données collectées lors des expéditions maritimes. En effet, la création de cartes unifiées des espaces explorés est apparue nécessaire pour concrétiser leurs ambitions économiques et coloniales. En outre, au-delà de leur dimension pratique liée à la navigation et à l’exploitation des territoires, ces documents ont acquis une dimension juridique lors de la conclusion du traité de Tordesillas (1494). En 1524, lorsque les délégations lusitaniennes et espagnoles se réunissent à Badajoz et Elvas, elles comportent non seulement des diplomates mais également des cartographes. Aussi, la représentation portugaise compte des personnages de renoms tels que Lopo Homem ainsi que Pedro et Jorge Reinel. De même, pour contester les prétentions territoriales portugaises, Charles Quint a réuni des spécialistes tels que Nuño García de Toreno, le Vénitien Sébastien Cabot, le Florentin Alonso de Chaves, et le Portugais Diego Ribeiro.

 

Avant même la rencontre des délégations, les puissances rivales tentent de prendre l’avantage par l’espionnage et la corruption des représentants adverses. C’est donc dans un climat de tension que se déroule, le 11 avril 1524, la première entrevue entre diplomates et spécialistes des deux empires. D’emblée, les négociations s’enveniment car les Portugais contestent la présence de certains de leurs compatriotes parmi les Castillans. Toutefois, après approbation mutuelle de la composition de chaque représentation, les discussions révèlent que le différend ne peut être réglé que via le recours à des travaux cartographiques. En réalité, les diplomates se référèrent au traité de Tordesillas (1494) d’après lequel un méridien situé à 370 lieues des îles du Cap-Vert sert de démarcation entre les empires ibériques. Rapidement, il apparaît que les cartes marines dressées jusqu’alors ne sont pas assez précises pour déterminer avec certitude l’appartenance des Moluques à l’un ou l’autre empire.

 

Afin de trancher ce différend, les cosmographes des deux camps utilisent en complément des globes car leur rotondité les rend plus précis que les cartes. Pour rappel, à cette époque, les cartes sont essentiellement dressées de façon empirique car leur élaboration sur la base de projections issues de calculs mathématiques est balbutiante. De même, malgré des avancées scientifiques, la détermination des coordonnées géographiques d’un point situé à la surface terrestre reste difficile et cela avec des écarts de précision parfois importants. De ce fait, l’imprécision des techniques de cartographie ouvre la voie à toutes sortes de manipulation par l’un ou l’autre camp. Ce risque est d’autant plus élevé que les parties ne sont pas d’accord sur la localisation du méridien de référence du traité de Tordesillas.

Pour les Castillans, cette ligne de démarcation se situe au niveau de l’île de San Antonio, car étant le point le plus occidental de l’archipel, ils sont persuadés qu’elle leur permettrait d’intégrer les Moluques dans leur empire. À l’inverse, pour les Portugais, cette ligne se situe 30 lieues à l’est sur les îles de La Sal et de Buena Vista car ils craignent que les îles à épices ne leur échappent. Au cours des négociations, les parties s’affrontent âprement en comparant les documents qui sont en leur possession. À cette occasion, les Castillans produisent une carte que les historiens attribuent à Nuño García de Toreno. Sur celle-ci, les Moluques étaient situées à 150° à l'ouest de l'île de San Antonio soit à 30° à l'intérieur de l'hémisphère espagnol. Pour autant, les Portugais présentent une autre carte où les Moluques sont à 134° à l'est de la Sal et de Buena Vista, soit à 46° dans leur zone d'influence.

Par ailleurs, dans un globe présenté par la délégation portugaise, l’archipel des Moluques est situé à 147° à l’est du Cap-Vert soit à 43° dans l’hémisphère lusitanien. En revanche, pour les Espagnols, les Moluques se trouvent à 183° à l’ouest des îles du Cap-vert soit à 3° dans leur sphère d’influence. En fait, au-delà de la manipulation manifeste des documents cartographiques, les deux parties font face aux limites du savoir astronomique de l’époque.

Si la détermination de la latitude se faisait avec précision, celle de la longitude était problématique car elle reposait sur des calculs lacunaires. Conscients de ce problème, les Castillans s’en servent pour nier la validité des cartes portugaises et récusent tout accord sur le calcul de la circonférence terrestre. Ils doutent notamment de la validité des mesures de distance effectuées en mer. Somme toute, la partie castillane évoque l’altération du calcul des degrés sur les cartes car sur celles-ci, les méridiens et les parallèles sont des lignes perpendiculaires alors que sur un globe, ils sont incurvés.

 

De l’échec de Badajoz-Elvas (1524) au traité de Saragosse (1529)

 

Logiquement, c’est donc sur l’absence d’un accord que s’achèvent les négociations de   Badajoz-Elvas en juin 1524. Néanmoins, durant les cinq années suivantes, les Espagnols poursuivent leur guerre de l’information à propos des Moluques. Dans cette optique, en 1525, le cartographe Diego Ribeiro produit la première carte d’une série destinée à affirmer la souveraineté castillane sur les Moluques. Sur ce planisphère d’apparence anodine, ces îles apparaissent comme faisant partie de l’hémisphère espagnol par de subtiles références. En premier lieu, l’archipel convoité est dessiné sur le bord droit de la carte de manière à suggérer qu’il est le point le plus occidental de l’empire espagnol. En outre, à côté d’un astrolabe dessiné en dessous des Moluques, dans le coin inférieur droit de la mappemonde, le drapeau portugais apparaît à l’ouest de l’instrument alors que celui de la Castille est dessiné à sa gauche. De cette manière, Ribeiro appuie les revendications de Charles Quint tout en suggérant, par la présence d’instruments scientifiques (astrolabe, quadrant), que ces prétentions territoriales s’appuient sur des mesures rigoureuses.

En 1526, lors de son mariage avec Catherine de Castille, Jean III le souverain du Portugal, fait exécuter une tapisserie intitulée « La Terre, sous la protection de Jupiter et de Junon » sur laquelle figure un globe où l’ensemble des possessions lusitaniennes, dont les Moluques sont signalées par les couleurs portugaises. En dépit du mariage de Charles Quint avec la sœur de Jean III, l’empereur poursuit ses efforts pour faire reconnaître les Moluques comme un territoire sous autorité castillane. En 1527, Diego Ribeiro complète la carte qu’il avait réalisé deux ans plus tôt et y ajoute une inscription qui précise que la longitude de ces îles a été calculée par d’Elcano lors de ses voyages en Asie.

Quoiqu’il en soit, après plusieurs années de controverses, Portugais et Espagnols se réunissent à nouveau à Saragosse en avril 1529. Poussé par le besoin d’obtenir la neutralité du Portugal dans la perspective d’une guerre avec le royaume de France, Charles Quint suspend ses revendications sur les Moluques contre 350 000 ducats. De plus, pour sceller cet accord, Portugais et Espagnols s’engagent à réaliser une carte commune sur laquelle la limite orientale de l’hémisphère portugais se situe à 19,25° au nord-est des Moluques.


En dépit d’une argumentation et d’une stratégie de communication élaborées, Charles Quint renonce aux « îles aux épices » pour des considérations d’ordre géostratégique. S’il s’avère que l’archipel se situait bien dans la sphère d’influence portugaise, les incertitudes liées aux techniques cartographiques de l’époque laissaient planer un doute suffisant pour légitimer les revendications castillanes.

À ce propos, par la qualité de ses travaux et par la mise en scène de certains éléments, Diego Ribeiro a prouvé que les cartes étaient plus que de simples documents informatifs ou des curiosités artistiques. En effet, au-delà de leur apparente scientificité, elles reflètent non seulement l’état des savoirs géographiques d’une époque mais véhiculent surtout la vision du monde de leurs auteurs ou de leurs commanditaires. Enfin, si les Portugais sortent vainqueurs de leur confrontation avec l’Espagne, ils ne profitent guère longtemps de leur mainmise sur les Moluques. En 1605, l’annexion de l’île d’Ambon par la Compagnie néerlandaise des Indes sanctionne ainsi l’émergence des Provinces-Unies en tant que nouvelle puissance maritime de rang mondial.


Alexandre Depont

 

 

Pour aller plus loin

 

Ouvrages

BROTTON Jerry, Une histoire du monde en 12 cartes, Paris, Flammarion, 2013.

COUTANSAIS Cyrille, Une histoire des empires maritimes, Paris, CNRS Biblis, 2016.

GIPOULOUX François, La Méditerranée asiatique, villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est (XVIe - XXIe siècle), Paris, CNRS Biblis, 2018.

LAÏDI Ali, Histoire mondiale de la guerre économique, Paris, Perrin, 2016.

LEBRUN François, L’Europe et le monde (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Armand Colin, 2002.

SARAZIN Jean-Yves, Cartes et images des Nouveaux Mondes, Paris, Gallimard / BNF, 2012.

 


Articles

 

ALVES GASPAR Joaquim, « De la Méditerranée à l'océan : Nouveaux problèmes, nouvelles solutions », Traduction par BURY Laurent. http://expositions.bnf.fr/marine/arret/10-32.htm

MARTÍN-MERÁS VERDEJO Luisa, « La cartographie ibérique, exploration et enjeux géopolitiques aux XVe et XVIe siècles ». Traduction par NOUAL Marie. http://expositions.bnf.fr/marine/arret/10-2.htm

RICHARD Hélène, « Le défi des océans », http://expositions.bnf.fr/marine/arret/10.htm