La mort prochaine de la littérature - Intox ou menace utile?

Article publié le 12/05/2018

« Le thème de la "mort de la littérature" est une antienne qui revient tous les dix ans » (Alexandre Gefen, Le Monde, 29 décembre 2017)


Voici pour le constat. Théoricien de la littérature, Alexandre Gefen nous prévient contre le catastrophisme qui pourrait nous séduire au vu de certains indices inquiétants. Les gens lisent moins de livres, c’est entendu. La qualité générale des œuvres peut paraître baisser. Le niveau scolaire s’effondre et le langage texto impose sa grammaire surréaliste à l’ensemble de la population (plus seulement aux jeunes générations).


Récemment, Philip Roth prophétisait au journal Le Monde :


« Je peux vous prédire que dans les trente ans il y aura autant de lecteurs de vraie littérature qu'il y a aujourd'hui de lecteurs de poésie en latin. »


A quelques mots près, l’écrivain britannique Will Self dressait un pronostic semblable :


« Dans vingt-cinq ans, la littérature n'existera plus. » (Entretien Télérama, 2015)


Sur quoi se basent ces deux auteurs renommés pour nous asséner ceci ? Avant tout sur un constat vaporeux, qui a trait à l’air du temps. Ils ne sont pas Français, n’éprouvent pas l’immense résonnance symbolique que l’on confère, ici, à tout ce qui touche au verbe. Ils constatent des modifications comportementales qui dépassent de loin nos frontières. A présent, l’attention est ultra-fragmentée, et il est objectivement plus difficile que naguère de se plonger des jours durant dans une œuvre littéraire.


Les paramètres de notre attention ont été durement affectés par l’invasion du digital dans tous les interstices de la société. Avec internet, désormais, nous lisons avant tout sur écran, et nos yeux se fatiguent davantage. Un déluge de couleurs, de sons, de tons ludiques et "kawai" joue sur notre cerveau comme les additifs alimentaires sur notre organisme : nous entassons beaucoup trop de "gras", de mauvais gras, et nos artères oniriques s’en trouvent saturées.


Aujourd’hui, l’imaginaire gagne en étendue ce qu’il perd en profondeur, et nos héros de romans perdent beaucoup de chair. La profusion de moyens techniques étrécit nos aptitudes artisanales. Dès lors, le fait de lire un livre pour de purs motifs spirituels semble un luxe. Le 27 mars 2015, sur Twitter, un type écrivait :


« Dans le métro, les gens les plus pauvres tiennent un smartphone à 500 euros. Les plus riches, un livre »


Bien que le propos puisse paraître blessant, voire outrancier, il dit quelque chose que nous nous refusons d’admettre. Si dans nos grandes villes, toutes les œuvres d’un Zola ou d’un Balzac peuvent être lues gratuitement, la plupart des enfants issus des classes populaires n’en auront que foutre. La culture les poursuit par tous moyens (gratuité, ludisme renforcé…), mais rien n’y fait. Ce qui passionne, c’est autre chose : l’immense champ du divertissement a fini par noyer la littérature dans une mélasse arc-en-ciel. Celle-ci n’éduque plus les caractères, elle les enkylose.


Ces faits préoccupants jouxtent d’autres réalités, plus rassurantes, qui feront vite dire qu’il n’y a pas lieu de sonner le tocsin. Soit, mais les cassandres peuvent être utiles : qu’ils aient tort ou raison, leurs mises en gardes nous sont toujours nécessaires. Elles nous empêchent de nous endormir.


Pierre-André Bizien