La souffrance est-elle utile ou absurde? A-t-elle un sens pour Dieu? Pistes de réflexion, citations

Article publié le 16/10/2018

La souffrance d’un enfant innocent est-elle compatible avec l’existence de Dieu ? Non selon Camus et selon l’athée, mais oui – malgré tout – selon certains philosophes. Camus lui-même, dans ses carnets, a affirmé des choses qui induisent la possibilité d’un sens à la souffrance :


« Toute pensée se juge à ce qu’elle sait tirer de la souffrance » (Albert Camus, Carnets, 1943)


« La maladie est un couvent qui a sa règle, son ascèse, ses silences et ses inspirations » (Albert Camus, Carnets, 1942)


En d’autres termes, la souffrance permet potentiellement de densifier l’esprit, de lui apporter un recul de vie nécessaire à sa maturation. La souffrance donne à nos propos de l’épaisseur, un surcroît de légitimité : par elle, nous pouvons dire que nous avons vécu, que nous en avons "bavé".


Ceci n’est pas grand-chose. Et pourtant, l’empire infrangible d’absurdité qui semble régir la souffrance, voici qu’il n’est déjà plus ; si la souffrance permet parfois d’approfondir la conscience et de rendre les hommes plus sages, c’est bien que sa réalité n’est pas absolument définie par l’absurde, la fatalité.


La grande question est dès lors celle-ci : que peut tirer l’homme de la souffrance ? Tout dépend du contexte de cette souffrance, naturellement. Une personne qui agonise et perd son sang dans une voiture accidentée n’a clairement aucun moyen de "mettre à profit" ce qui lui arrive ; par contre, certains malades, durant leur hospitalisation, parviennent à remettre en cause leur mode de vie qui les a menés à la débâcle ; une fois sortis d’affaire, leur quotidien s’en trouve révolutionné.


Prenons un exemple concret : le romancier David Foenkinos, après une opération au cœur subie durant son adolescence, a pu accéder à un niveau de conscience supérieur. Ainsi, il affirme abruptement :


« Avoir été gravement malade est la plus belle chose qui me soit arrivée » (Le Monde, 16-17 septembre 2018)


Mais aussi :


« Avoir vécu ma propre mort m’a rendu assez mystique. J’ai eu le sentiment d’avoir été protégé. Je ne le raconte pas trop, parce qu’on passe vite pour un illuminé… » (Le Monde, 16-17 septembre 2018)


Certains jugeront la première de ces deux déclarations obscène. La seconde semble plus intéressante : la souffrance, ou plutôt l’expérience de la proximité de la mort, semble offrir un surcroît d’être à celui qui en revient. Peut-on parler d’une sorte de rite de passage ? Un rite de passage qui adviendrait sans crier gare, et que l’on aurait le choix de vivre en victime ou en combattant ?


Dans son roman "Climats", André Maurois écrit ceci :


« La maladie est une forme de bonheur moral, parce qu’elle impose à nos désirs et à nos soucis des limites fermes » (André Maurois, Climats)


Encore une assertion possiblement choquante, mais qui offre une piste à notre investigation : la souffrance permettrait à l’homme de combattre son "hubris", la démesure qui le guette.


La philosophe Simone Weil va peut-être plus loin, évoquant le lien entre christianisme et souffrance :


« L’extrême grandeur du christianisme vient de ce qu’il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance » (Simone Weil, La pesanteur et la grâce)


Qu’est-ce à dire ? Peut-être que nous faisons erreur en appréhendant mécaniquement, exclusivement la souffrance en terme de problème à résoudre, à évacuer ; la souffrance pourrait aussi servir de carburant, un carburant spécifique et amer qui aurait une efficacité prodigieuse contre certains problèmes.


De là à postuler que la souffrance est bonne, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir, naturellement ! Cependant, concevoir la souffrance comme pure absurdité, systématiquement, c’est risquer de perdre jusqu’à l’éventuelle matière à renouveau dont elle est parfois porteuse.


La souffrance est une école de lucidité, du moins si elle est transcendée, digérée, affrontée. Le "sens" que l’on peut y chercher... c’est aller plus loin que le postulat grandiloquent selon lequel la souffrance est absurde. Ainsi, l’assistante sociale chrétienne Madeleine Delbrêl, qui a officié au milieu du XXe siècle dans les quartiers communistes d’Ivry, répondait ceci à l’humanisme athée (celui-ci étant accusé de réduire la souffrance à l’absurde et au néant métaphysique) :


« Nous sommes ainsi faits que savoir pourquoi nous souffrons est pour nous comme un allègement du mal : comment répondre au pourquoi des autres si en face du nôtre nous sommes restés muets ?» (La Revue des Jeunes, septembre 1935)


Cette question dérangeante, inattendue, nous impose de revoir nos schémas préconçus, en évitant d’y mêler des arrière-pensées religieuses et apologétiques.


Pierre-André Bizien