Les guerres médiques sont-elles à l'origine indirecte de la division Orient/Occident?

Article publié le 10/01/2020

(Article de Jérémie Dardy)

La haine spécifique de l'Occident professée par l'Iran islamiste provient-elle, lointainement, du traumatisme des guerres médiques? L'histoire rapporte - sur un ton atténué par la succession des siècles - le carnage qui eut lieu, originellement, entre l'Orient perse et la Grèce dont provient la source maîtresse de l'intelligence occidentale. Au Vème siècle avant notre ère, Grecs et Perses s’affrontent ; l’Empire achéménide déploie des moyens considérables afin de prendre d’assaut les territoires grecs. Contre toute attente, l’écrasante supériorité numérique et matérielle de l’envahisseur se brise sur une résistance militaire très efficace.

 

Que poussa l’empereur perse Darius Ier (521-486 av. J.-C.) à lancer une expédition contre la Grèce ? Pendant la bataille de Marathon (490 av. J.-C.), quels avantages compensèrent l’infériorité numérique des Grecs face aux Perses ? Lors de la deuxième guerre médique, l’invasion perse fut-elle la plus grande offensive militaire de l’histoire, totalisant le nombre de 1,7 million de fantassins ? Enfin, la Grèce acquit-elle son unité nationale à l’issue du conflit, soit plus de deux millénaires avant l’Italie et l’Allemagne ?


Dès le XIIe siècle av. J.-C., des Grecs s’établissent sur la côte occidentale de l’Asie mineure (actuelle Turquie) ; ces colonies tombent progressivement sous la domination des souverains perses. En -500, les cités grecques d’Ionie se soulèvent contre Darius ; les Grecs d’Europe sont appelés en renfort. Peu leur prêtent main forte, à l’exception notable d’Athènes et Érétrie ; un contingent de 2.000 hommes saccage Sardes, la capitale de l’ancien royaume de Lydie. Darius entre en fureur, et la vengeance est implacable.

 

“Ses représailles sont terribles : les Grecs sont matés, la ville de Milet est détruite en 494, et Darius décide d’entreprendre une expédition contre la Grèce, moins pour la conquérir, comme on l’a cru, que pour la punir. Ce fut l’origine de la première guerre Médique” (Jean Labesse, Initiation à l’histoire de la Grèce antique)

 

Rappelons que la cité de Milet abrita deux grands savants : Anaximandre (vers 610-547 av. J.-C.) qui découvrit le principe de l’infini et Thalès (vers 627-547 av. J.-C.), le premier philosophe, scientifique et mathématicien grec.

 

La première guerre médique (490 av. J.-C.)

 

En 492 av. J.-C., une première expédition perse échoue ; celle-ci avorte suite à une tempête qui coule 300 navires. En 490 av. J.-C., une seconde entreprise détruit Érétrie mais s’enlise à la suite de la défaite de la bataille de Marathon (vers le 11 août 490 av. J.-C.) ; les Perses sont battus dans la plaine éponyme. Darius perd 6.400 hommes contre 192 pour les Athéniens. Quels avantages permirent aux Grecs de compenser leur infériorité numérique et ainsi arracher la victoire face aux Perses ? Selon l’historien britannique Peter Green, ce sont la discipline, la tactique ainsi que leurs armes bien supérieures à celles de leurs adversaires.

 

“Cet exploit fit un bien immense au moral des Athéniens. Il montrait qu’une armée grecque bien entraînée pouvait battre les Perses sur terre, quelque chose que les Ioniens révoltés n’avaient jamais réussi à faire. Sur le plan psychologique, la légende devint presque aussi importante que la bataille elle-même” (Peter Green, Les Guerres médiques)

 

En dépit de ce succès, les Perses restent maîtres d’une partie des îles égéennes. Après la mort de Darius (486 av. J.-C.), son fils Xerxès Ier (519-465 av. J.-C.) lui succède ; ce dernier a pour objectif déclaré de châtier Athènes pour son soutien aux insurgés d’Ionie. Selon l’historien grec Hérodote (484-420 avant J.-C.), il ambitionne en vérité “de conquérir toute la Grèce”.

 

La seconde guerre médique (480-479 av. J.-C.)

 

“En 480, Xerxès demanda aux Grecs “la terre et l’eau” [formule de soumission rituelle] (comme son père en 491), sauf aux Athéniens et aux Spartiates qui avaient éliminé les porteurs de la précédente demande. Comme celle de 492, l’expédition perse de 480 fut terrestre et navale, mais elle fut bien plus considérable” (Nicolas Richer, Atlas de la Grèce classique).

 

Selon Hérodote, les Perses alignent près de 1,7 millions de fantassins (le triple en comptant les serviteurs) ainsi que 1.200 vaisseaux ; bien entendu, les historiens modernes estiment le nombre de soldats avancé très exagéré, mais jugent le total des navires de la flotte perse plausible bien que certaines sources les fassent tomber à 600.

 

À titre comparatif, l’opération “Barbarossa”, la plus grande offensive militaire de l’histoire - lancée le 22 juin 1941 par l’Allemagne nazie contre l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) -, mobilisa quelques 3,5 millions de soldats. Notons que par faute de terrain pour mener une lutte contre les Perses, la majorité des peuples de Grèce centrale se rallient à l’envahisseur ; à terme, ils leur fournissent des hommes.                                                   

 

La bataille des Thermopyles (31 juillet- 2 août 480 av. J.-C.)

 

Afin de parer l’invasion de leur territoire, certains États grecs se réunissent en hâte pour former une alliance. Sparte en prend le commandement ; les troupes terrestres sont dirigées par le roi Léonidas tandis que le stratège athénien Thémistocle prend la tête des forces navales. C’est sous l’impulsion de ce dernier que les Athéniens construisirent une flotte puissante, forte entre autres de deux cents trières. Jouant de malchance, la flotte perse est de nouveau balayée par des intempéries ; près d’un tiers des navires de Xerxès sombre.

Malgré ce revers, les Perses conservent l’avantage en nombre de vaisseaux de guerre dans un rapport de cinq contre trois. Parallèlement, Léonidas prend position dans le défilé [passage étroit ou encaissé entre deux hauteurs] des Thermopyles, entre la montagne et la mer, point de passage obligé pour se rendre vers le sud-est et Athènes, afin de barrer la route à ses ennemis.

 

“Un traître, Éphialte, enseigne à Xerxès un sentier qui permet à celui-ci de prendre à revers Léonidas et ses trois cents Spartiates et de les exterminer” (Jean Labesse, Initiation à l’histoire de la Grèce antique)

 

Les Perses ont ensuite le champ libre pour ravager l’Attique (Est) et Athènes (l’Acropole est incendiée).

 

La bataille d’Himère et la bataille navale de Salamine (24 août 480 av. J.-C.)

 

Notons que l’affrontement se joue aussi hors de Grèce. “Très loin de là, en Sicile, un autre grand conflit méditerranéen fait rage entre l’Orient et l’Occident. Le moment n’était pas de pure coïncidence : le traité de Carthage avec Xerxès avait prévu une synchronisation des attaques. Tandis que le Grand Roi descendait dans la Vieille-Grèce, les Carthaginois et leurs alliés devaient détruire les tyrans grecs de Sicile, devenus potentiellement dangereux” (Peter Green, Les Guerres médiques).

 

Gélon, le tyran grec de Syracuse, infligea une défaite sévère et décisive aux Carthaginois à la bataille d’Himère.

Dans le même temps, en Grèce, les Athéniens se regroupent sur l’île de Salamine (à quelques 20 kilomètres à l'ouest d'Athènes) ; les Perses les poursuivent. Par une ruse qui les obligea à attaquer dans la baie de Salamine, Thémistocle parvient à tailler en pièce une bonne partie de la flotte perse ; celle-ci est armée par de nombreux Phéniciens. Selon Xerxès, ces derniers se désengagent trop tôt, ce qui déchaîne sa colère ; certains sont décapités sur ordre du Grand Roi. Les Grecs sont victorieux mais perdent 40 navires (soit un sur dix), contre 200 côté perse (soit un sur trois !). Les envahisseurs se replient à l’Est ; si Xerxès retourne en Asie, il laisse néanmoins le commandement d’une armée en Grèce à Mardonios, son bras droit. Après l’échec de négociations, celui-ci investit de nouveau Athènes mais est battu et tué par les Spartiates à la bataille de Platées (fin mai - début juin 479 av. J.-C.). Enfin, les Perses sont définitivement défaits dans un combat terrestre à Mycale, en Asie mineure (Ionie).

 

Fondation de la “Ligue de Délos” (477 av. J.-C.)

 

“Juste après les guerres médiques, en 478/7, les cités du monde égéen forment une alliance défensive destinée à se prémunir contre tout retour du danger perse : la “Ligue de Délos”. Dans ce cadre, Athènes occupe très vite un rôle hégémonique sur le plan politique. Dans le domaine militaire, elle bénéficie d’une ressource stable qui lui permet de financer largement ses opérations : le phoros (tribut)” (in Pascal Payen, La guerre dans le monde grec). Dans ces conditions, Athènes domine la Grèce pendant près d’un demi-siècle ; cette période est appelée Pentécontaétie (“cinquante ans”). Peu à peu, la suprématie athénienne attise la crainte et la jalousie d’autres cités, en particulier de Sparte, dont le pouvoir s’érode graduellement.

Les tensions croissantes entre les deux cités aboutissent à “la guerre du Péloponnèse” (431-404 av. J.-C.), qui voit Sparte sortir vainqueur. Selon l’historien grec Thucydide (465-395 av. J.-C.), il s’agit de la « crise la plus grave qui eût jamais ébranlé la Grèce, et avec elle une partie du monde barbare ». La région sort exsangue de l’affrontement mais doit bientôt faire face à une autre menace : Philippe II de Macédoine projette de conquérir la Grèce ; celui-ci y parvient après avoir vaincu les cités grecques lors de la bataille de Chéronée (338 av. J.-C.). Au IVème siècle av. J.-C., son fils, Alexandre le Grand (356-323 av. J.C.) s’empare de l’Empire perse et conduit son armée jusqu’en Inde ; après son épopée, le monde grec s’étend de la Méditerranée occidentale jusqu’aux confins de l’Afghanistan.

 

La Grèce acquit-elle son "unité nationale" à l’issue des Guerres médiques ?

 

En Europe, l’Angleterre et la France acquièrent leur unité nationale dans leur lutte réciproque pendant la guerre de Cent Ans (1337-1453) ; concernant l’Italie et l’Allemagne, celles-ci sont obtenues au XIXe siècle, respectivement en 1861 pour les Italiens et à l’issue de la guerre franco-prussienne (1870-1871) pour les Allemands. Qu’en est-il de la Grèce ? Les Guerres médiques (490-479 av. J.-C.) furent-elles la cause directe de l’affirmation de son identité nationale, soit plus de deux millénaires avant certaines nations européennes ?

 

Selon l’historienne Anne Jacquemin, l’affrontement entre Grecs et Perses fut pour les Grecs du Ve siècle av. J-C le fait majeur de leur histoire ; celle-ci précise que les succès de l’alliance confortèrent les Grecs dans le sentiment de leur supériorité sur les barbares (in La Grèce classique, 510-336 av. J.-C.). En outre, Hérodote affirme que la définition de la grécité témoigne d’une conscience d’une appartenance à une même culture. Indiscutablement, l’unité du peuple grec acquise dans le cadre des Guerres médiques va dans ce sens ; pour autant, déduire que la Grèce acquit son unité nationale suite à ce conflit est bien prématuré. En revanche, la cohésion et le sentiment patriotique qui s’en dégagèrent constituent de facto la base d’un "panhéllenisme" fort. 

 

Jérémie Dardy

 

 

Pour aller plus loin :

 

Hermann Bengtson, The Greeks and the Persians : From the sixth to the fourth centuries, Delacorte Press, 1968

Pierre Cabanes, Le monde grec, Armand Colin, 2019

Angelos Chaniotis, War in the Hellenistic World, Oxford, 2005

Jean-Christophe Delmas, Dico Atlas de l’Histoire du monde, Éditions Belin, 2009

Peter Green, Les Guerres médiques, 499-449 avant J.-C., Éditions Tallandier, 2012

Anne Jacquemin, La Grèce classique, 510-336 av. J.-C., Éditions Ellipses, 2016

Jean Labesse, Initiation à l’histoire de la Grèce antique, Éditions Ellipses, 2013

Jean-François Muracciole, Guillaume Piketty, Encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, Éditions Robert Laffont, 2015
 
Pascal Payen, La guerre dans le monde grec, Armand Colin, 2018

Nicolas Richer, Atlas de la Grèce classique, Ve-IVe siècle av. J.-C., l’âge d’or d’une civilisation fondatrice, Éditions Autrement, 2017