Les invasions barbares ont-elles causé l'effondrement de l'Empire romain? Dates, chiffres, témoignages

Article publié le 17/10/2019

"Il y a la même distance entre les Romains et les barbares qu’entre les bipèdes et les quadrupèdes, entre l’être doué de parole et la bête muette" (Prudence, Contre Symmaque, II)

 

Doit-on parler d’invasions barbares ou de “migrations de peuples” concernant les amples mouvements de populations qui marquèrent les IVe et Ve siècles de notre ère? Les Vandales, dont le néologisme “vandalisme” a survécu jusqu’à nos jours, méritent-ils leur sulfureuse réputation ? Peut-on établir un lien entre ces déplacements de populations vieux de plusieurs siècles et les migrations actuelles?

 

D’aucuns remarquent abruptement que la notion de migration est nécessairement incluse dans celle de l’invasion : de fait, l’envahisseur se déplace, il migre. Reste à différencier migration violente/migration pacifique. Migration organisée/migration subie. Ici, l’histoire percute la politique de plein fouet, et la scientificité court un péril majeur.

 

Contexte historique

 

À l’aube du Moyen-Âge, l’Empire romain d’Occident est submergé par une vague d’invasions successives ; l’origine de ce déferlement réside dans l’expansion des nomades Xiongnu, au coeur de l’Eurasie, dont la poussée contraint les Huns, autre peuple nomade d’Asie centrale, à migrer vers l’Ouest, en direction de l’Europe ; à leur tour, les Germains, bousculés, s’enkystent aux frontières de l’Empire romain. “Aux IIIe et IVe siècles, une triple menace pèse sur l’Empire : au nord se pressent les Germains, nombreux, instables et belliqueux ; à l’est, les Perses Sassanides, vainqueurs des Parthes Arsacides, constituent le seul État organisé face à Rome ; au sud, les nomades sahariens sont les moins dangereux” (Georges Duby, Atlas historique).

 

Ainsi, les invasions germaniques s’abattent en quatre vagues sur l’Occident romain ; Wisigoths, Vandales, Suèves, etc. grignotent peu à peu les territoires impériaux. Au Ve siècle, ces peuples se sédentarisent, de l’Angleterre à l’Afrique du Nord et de l’Espagne au Danube constituant des Royaumes barbares, dont le plus important est celui des Francs ; si en 476, l’empire romain d’Occident est officiellement révolu, les États autonomes perpétuent la plupart des traditions romaines (droit privé, latin, culture classique…) et, à terme, se convertissent massivement au catholicisme, achevant la fusion de différentes populations. Ils s’évertuent en outre à éviter une guerre avec l’Empire romain d’Orient, puissant voisin dont Constantinople est le nouveau pôle de pouvoir (jusqu’au début du VIe siècle, beaucoup de barbares d’Occident servent de mercenaires pour le compte de Byzance).

 

Qu’est-ce qu’un barbare ?

 

Le terme de “barbare” est employé par les Romains et les Grecs pour qualifier les peuples qui parlent une autre langue que la leur et dont les coutumes leur semblent primitives ; la notion de barbare est donc liée au départ à celle de culture, et en particulier de langue. Les Grecs et les Romains se considèrent comme les seuls civilisés. Relevons que les Romains différencient plusieurs niveaux quant à la « barbarité » ; ils accordent aux barbares orientaux un certain degré de civilisation parce qu'ils ont érigé des villes et des royaumes, mais les estiment cependant bien inférieurs au point de vue de la morale.

 

Concernant les barbares occidentaux, selon l’historien latin Tacite (57-117), dont les remarques servent une critique implicite de Rome, ils sont crédités d'une haute vertu morale en raison de la rudesse de la vie germanique, mais supposés dénués de faculté d’organisation politique ; les élites barbares elles-mêmes assimilent les idées des Romains à propos des barbares. Ces derniers sont répertoriés en différents peuples par Rome ; pourtant, cette catégorisation ne tombe pas forcement sous le sens. “Leur identité ethnique est en fait un pur produit de l’Empire romain. À l’exception des Huns et des Alains, tous les barbares des prétendues “invasions” étaient déjà voisins de l’Empire, voire ont été rassemblés et créés en “peuples” par celui-ci à partir de débris de tribus vaincues afin de mieux les territorialiser et les contrôler. Il n’est pas d’ailleurs pas sûr qu’à l’exception des chefs (romanisés), la population barbare se soit sentie appartenir à un groupe ethnique en particulier (Nicolas Lemas, Les Mérovingiens, Société, pouvoir, politique 451-751).

 

La crise du IIIe siècle (249-274) et les reformes de Dioclétien

 

Au milieu du IIIe siècle, Rome est victime de raids sur le Rhin, le Danube et en Orient ; en 251, l’empereur Dèce est tué lors d’un conflit avec les Goths, qui mettent à sac les provinces de Mésie et de Thrace (Nord de la Grèce). C’est la première fois dans l’histoire de Rome qu’un empereur meurt au combat face aux barbares. Face à ces périls, les empereurs confient d’importants commandements militaires à des subalternes ; cela provoque usurpations et guerres civiles, facilitant l’émergence de nouvelles incursions barbares. Relevons que lors de cette longue période de troubles, près de vingt-deux empereurs se succèdent sur le trône impérial ; progressivement, l’enrôlement de barbares devient donc vital pour protéger le limes [zone frontière émaillée de points de surveillance fortifiés], pallier les défaites, suppléer les campagnes incessantes et atténuer les effets délétères des épidémies. Entre autres exemples, citons l’épidémie de variole qui dévaste l’Empire vers 250.

 

“Sur le plan juridique, un groupe de barbares transplanté à l’intérieur de l’Empire pouvait continuer à vivre indéfiniment sans obtenir la citoyenneté et sans s’organiser de manière autonome, restant à l’entière disposition de l’empereur” (Alessandro Barbero, Barbares, Immigrés, réfugiés et déportés dans l’Empire romain). Le règne de Dioclétien (284-305) permet d'endiguer cette instabilité chronique en mettant sur pied des réformes militaires et administratives de fond ; songeons à la mise en place de la Tétrarchie, où quatre empereurs (Dioclétien, Maximien, Constance Chlore et Galère) se partagent le pouvoir. Ceux-ci combattront les barbares, les usurpateurs et les révoltes fiscales avec vigueur. Notons qu’une nouvelle unité territoriale intermédiaire est créé, le diocèse, regroupant différentes provinces (Orient, Asie, Gaule…) ; les légions passent en outre de 39 à 60, faisant peser le coût grandissant de l’armée sur les paysans.

 

De l’empereur Constantin (306-337) à la bataille d’Andrinople (378)

 

Au début du IVe siècle, Constantin, fils du tétrarque Constance Chlore, succède à son père en 306 comme empereur romain dans le système tétrarchique ; à l’issue de guerres civiles, il devient le seul maître de l’Occident en 312 et de tout l’Empire en 324. Selon l’historien Hervé Inglebert, “il fait de grandes reformes monétaires, administratives et militaires, réaffirme la puissance de Rome contre les barbares, fonde une dynastie  qui reste au pouvoir jusqu’en 363, crée une nouvelle capitale (Constantinople) [elle sera pendant des siècles la capitale de l’Empire byzantin] et est le premier empereur à appuyer officiellement le christianisme. Ceci fait de lui l’empereur le plus important depuis Auguste” (cité dans Atlas de Rome et des barbares IIIe-VIe siècle). Soulignons qu’il ne persécute pas les païens et ne perd aucune bataille en… trente ans ; Constantin l’invaincu (invictus), puis le vainqueur (Victor), deviendra le modèle de tous les souverains du Moyen-Âge.

 

A sa mort, l’Empire est divisé entre ses trois fils qui s’affrontent lors de sanglants combats ; pendant la bataille de Mursa (351) en Pannonie (Balkans), 50.000 soldats perdent la vie. Bien que l’armée romaine, forte d’au moins 400.000 hommes, reste inégalée, elle subit néanmoins un revers cuisant à la bataille d’Andrinople (378) [à l’Est de la Grèce] contre les barbares ; de fait, elle est décimée et son empereur est tué. Rappel des faits : en 376, deux groupes de Goths, les Tervinges, anciens alliés de Rome, et les Greuthunges, réclament le droit d’être admis dans l’Empire afin d’échapper à la soumission aux Huns ; en retour, ils promettent de se soumettre aux lois romaines. L’empereur Valens, qui veut utiliser les Goths contre les Perses, accepte mais ne donne son accord que pour les Tervinges. La migration mal contrôlée tourne à la révolte ; le choc est furieux. La cavalerie goth terrasse l’armée romaine. En une seule après-midi, les deux tiers de l’armée impériale ont été anéantis. C’est la fin du mythe de l’invincibilité romaine ; l’impact psychologique est considérable.

 

Le sac de Rome (410) précipite la chute de l’Occident romain

 

Après la débâcle d’Andrinople, Théodose, le successeur de Valens, signe un foedus (traité) avec les Goths ; ces derniers reçoivent des terres en Thrace. En échange, ils s’engagent à fournir des soldats à l’Empire. En 380, Théodose fait du christianisme la religion d’État. À sa mort, en 395, l’Empire est administrativement divisé, selon ses souhaits, entre ses fils ; l’aîné, Flavius Arcadius, reçoit les territoires orientaux tandis qu’Honorius administre la partie occidentale. Rappelons qu’en 400, près d’un soldat sur quatre engagé dans l’armée romaine est un barbare ; moins d’un siècle plus tard, celle-ci ne sera plus composée qu’à 25% de citoyens romains. Certains barbares accèdent même aux plus hautes fonctions, tel Alaric Ier, roi des Wisigoths (395-410). L’homme sera à la solde des Romains autant qu’il les rançonnera. Dans une certaine mesure, le pouvoir romain peut tenter d’utiliser les chefs barbares les uns contre les autres.

 

En 410, devant le refus d’Honorius de lui attribuer le titre de commandant en chef de l’armée impériale, Alaric assiège puis pille Rome ; “ils incendièrent certains quartiers, mais sur ordre d’Alaric, ils épargnèrent la vie des habitants et s’efforcèrent de respecter l’honneur des femmes, le caractère sacré des bâtiments religieux et l’inviolabilité du droit d’asile dans les temples chrétiens. Alaric quitta la ville avec Galla Placidia [soeur d’Honorius] et 40.000 esclaves barbares qu’il intégra dans son armée. Ainsi renforcée par des contingents de Goths et Huns, ses effectifs dépassaient les 100.000 hommes” (Histoire et Civilisations, La chute de l’Empire romain). Une telle action n’était pas arrivée depuis l’expédition du gaulois Brennus, huit siècles plus tôt ; c’est de ce moment que l’on date le commencement de la déliquescence de l’Occident romain. Alaric gagne ensuite le Sud de l’Italie mais échoue à passer en Afrique ; il est emporté par la maladie et son beau-frère, Athaulf, devient roi des Goths et mène ses troupes jusqu’en Gaule puis épouse Galla Placidia avant d’être assassiné.

 

L’invasion des îles Britanniques (407-500)

 

Depuis la fin du IVe siècle, la Bretagne romaine (actuelle Grande-Bretagne) est menacée par les Pictes d’Écosse, les Scots d’Irlande et les Saxons de Germanie ; en 407, le repli des troupes romaines en Gaule pour faire face aux invasions barbares accélère les destructions et l’anarchie politico-militaire dans la province. Entre 410 et 440, Rome n’est plus en mesure d’assurer la défense militaire contre les Pictes le long du mur d’Hadrien ; un historien du VIIIe siècle, Bède le Vénérable, déclare que les Romains de la région auraient employé des mercenaires barbares (Angles, Jutes, Saxons, etc.) pour défendre la zone. Certes, les fouilles archéologiques prouvent que l’arrivée de populations germaniques en Grande-Bretagne reste indiscutable, mais démontrent cependant que le nombre de migrants fut réduit.

 

Vers 440, la Grande-Bretagne est l’une des régions les plus affectées par la fin de la romanité économique et culturelle (villes, administration, éducation…) ; “les cités sont remplacées par une multiplicité de petits royaumes romano-bretons. De 440 à 500, les Saxons tentent de s’imposer face à ces populations. La bataille du Mont Badon met un point d’arrêt à leur expansion jusqu’aux années 540. Par la suite, il faut distinguer deux Bretagnes : celle du nord et de l’ouest où on trouve des royaumes “celtiques” et celle du centre, du sud et de l’est, où s’installent les royaumes anglo-saxons” (in Sylvie Joye, L’Europe barbare). La conversion des souverains anglo-saxons au catholicisme s’échelonne entre les années 600 et 680 ; à partir du VIIe siècle, ceux-ci règnent sur sept royaumes, dont l’existence s’étire jusqu’au IXe siècle.

 

L’Hispanie (409-473) tombe aux mains des barbares

 

“L’Hispanie est touchée par les invasions en 409. La faible importance des garnisons romaines permet aux peuples barbares [Suèves, Vandales, Alains] de s’y installer plus facilement qu’en Gaule. Rome intervient principalement en utilisant les Goths contre les autres peuples” (cité dans  Atlas de Rome et des barbares IIIe-VIe siècle). Ainsi, en échange de leur implantation en Aquitaine, les Goths sont tenus de livrer combat pour l’empereur en Espagne. Cinq siècles plus tard, Charles le Simple, roi de Francie occidentale, offrira au chef des Vikings de la Seine, Hrólfr ou Rollon en français, le duché de Normandie afin de contenir les raids d’autres Vikings (traité de Saint-Clair-sur-Epte (911)) ; il s’agit donc là aussi de recruter des envahisseurs pour lutter contre d’autres envahisseurs.

 

De la sorte, près de 30.000 Suèves et 80.000 Vandales (dont 15.000 guerriers) traversent les Pyrénées et s’établissent en Hispanie. Cette situation encourage les révoltes paysannes en Tarraconaise (Nord), appelées bagaudes, c’est-à-dire “les guerriers” en terme celtique ; les insurgés dénoncent le poids des impôts et la rapacité des aristocrates. Les Wisigoths sont utilisés pour écraser ces insurrections. En 429, les Vandales passent en Afrique ; concurremment, les Goths anéantissent les Alains. Dans le tumulte, les Suèves en profitent pour occuper la Lusitanie (actuel Portugal) puis la Bétique (actuelle Andalousie), mais sont écrasés par le roi wisigoth Théodoric II et finalement cantonnés en Galice (Nord-Ouest de l’Espagne). En 456, les Wisigoths occupent presque entièrement la péninsule ; peu à peu, l’administration et le pouvoir romains disparaissent dans cette zone. Malgré l’installation d’un régime fort, le royaume wisigoth succombe en 711 lors de l’arrivée des musulmans en Espagne.

 

Les Vandales s’emparent de toute l'Afrique romaine, Rome sombre

 

“Alors que c’est par la négociation que la plupart des peuples s’établissent sur le sol romain, les Vandales contrôlent l’Afrique par la seule force militaire. Carthage, conquise en 439, devient leur capitale [c’est la cinquième ville majeure de l’Empire après Rome, Constantinople, Alexandrie et Antioche]. Les Vandales se révèlent toutefois d’excellents administrateurs et adoptent presque tous les traits de la civilisation romaine” (cité dans Magali Coumert, Bruno Dumézil, Les royaumes barbares en Occident). Cet épisode joue un rôle prééminent dans l’ébranlement du pouvoir impérial, et pour cause ; l’Afrique est la région la plus prospère de l’Occident romain. Une fois les provinces africaines perdues, Rome n’est donc plus fourni substantiellement en blé et perçoit moins d’impôt ; cette situation amoindrit brutalement l’influence et l’indépendance de l’empereur mais surtout sa capacité dans le recrutement de troupes barbares, qui interviennent contre rémunération. Pire, doté du savoir-faire local, les Vandales mettent sur pied la seule flotte à même de se mesurer en Méditerranée à celle de l’empereur et, forts de cet atout-maître, pillent Rome en 455 et prennent notamment possession de la Sardaigne et des îles Baléares.

 

En 468, les Romains constituent une vaste expédition maritime punitive - le corps expéditionnaire compte 50.000 hommes et 1.100 navires -, mais Genséric, roi des Vandales, aussi fourbe qu’habile, contrecarre les plans adverses ; la moitié des navires romains sont brûlés ou coulés et plus de 10.000 hommes périssent ! Selon Frédéric Bey, spécialiste de l’histoire romaine, bien qu’ils subsistent dans le vocabulaire, les Vandales n’ont guère été pires que les autres ; si le néologisme, inventé au XVIIIe siècle, a perduré, c’est sans doute parce qu’ils sont les seuls Germains à avoir persécuté les catholiques ou tout du moins accusés d’avoir pris plaisir à ravager les biens de l’Église. Par ailleurs, les Vandales laissent leur nom en héritage dans le Sud de l’Espagne : l’Andalousie est le raccourci de “Vandalousie”. En 533, l’empereur Justinien (527-565) les défait ; les Vandales disparaissent de l’histoire.

 

La conquête de la Gaule par les Francs (486-511)

 

À la fin du Ve siècle, les Francs [les hommes libres, courageux] Saliens, principaux alliés de Rome en Gaulle du Nord s’imposent aux Alamans, Wisigoths et Burgondes ; Clovis, leur chef, est l’artisan de cette expansion fulgurante en Gaulle (actuelle France). “En trente ans, ce franc baptisé Chlodovech, c’est-à-dire “le guerrier pillard”, va se muer en roi fondateur d’un peuple unifié par les conquêtes militaires et idéologiques. C’est la naissance du “royaume des Francs” [en latin : Regnum Francorum] (…) En 493, il épousa Clotilde, la nièce du roi burgonde Gondebaud, et conclut un pacte de paix avec lui. Il obtint ainsi son soutien dans la campagne qu’il débuta en 498 contre le grand royaume du sud de la Gaule, celui des Wisigoths” (Antoine Destemberg, Atlas de la France médiévale). En 506, Clovis vainc les Alamans (bataille de Tolbiac) ; en 507, à la bataille de Vouillé (près de Poitiers), il bat Alaric II, roi des Wisigoths ; ce dernier est tué.

 

En 508, Clovis est baptisé par Rémi de Reims avec ses guerriers ; soulignons que sa conversion au christianisme, antérieure à cet événement, lui attira les faveurs du clergé et de la majorité de la population gauloise. Dans un contexte de christianisation en profondeur des institutions, une ordonnance royale impose à tous les sujets d’observer le repos dominical ; tradition toujours respectée près de… quinze siècles plus tard. Après sa mort en 511, ses quatre fils se partagent le royaume ; Thierry règne à Reims, Clotaire à Soissons, Clodomir à Orléans et Childebert à Paris. En 534, les Francs annexent le royaume burgonde et prennent ensuite possession de la Provence (536-537). “Pendant plus de deux siècles, l’assemblée des Grands du royaume plaça sur le trône un membre de la famille mérovingienne, fils ou petit-fils du précédent roi, sans que la légitimité des descendants de Clovis soit véritablement remise en cause” (Antoine Destemberg, Atlas de la France médiévale).

 

Invasions ou migrations ?

 

Cette question divise depuis la Renaissance. La fin de l’Occident romain a été présentée comme la conséquence de l’envahissement de l’Empire par les barbares ; toutefois, il faut distinguer deux points de vue diamétralement opposés. En effet, celui des historiens français, italiens, espagnols, etc. (pays correspondants aux régions romaines), décrit généralement cette période comme celle des Grandes Invasions, mentionnant un caractère massif et brutal ; à l’inverse, les chercheurs allemands évoquent habituellement la Völkerwanderung, c’est-à-dire une migration de peuples. Ce qui est admis, nous l’avons vu, c’est que les barbares ont cherché à échapper à l’expansion des Huns ; d’autre part, ils souhaitaient s’installer dans l’Empire afin de jouir d’un modèle sociétal plus riche et plus pacifique.

 

Au IIIe siècle, ils effectuent des raids ; à partir du Ve siècle, les barbares ont la volonté de s’établir durablement et désirent notamment profiter des ressources de l’Empire romain après un traité. “Si le mythe des “Grandes Invasions” doit être abandonné, c’est également parce que Romains et Barbares s’entendent aussi souvent qu’ils s’affrontent” (in Magali Coumert, Bruno Dumézil, Les royaumes barbares en Occident, Presses Universitaires de France, 2017). De fait, leurs relations ne sont pas toujours conflictuelles ; pour autant, ces migrations furent parfois vécues comme des invasions car les conséquences étaient souvent comparables (mort, viols, esclavage, destructions…). La frontière entre invasions et migrations est donc très poreuse.


Les enseignements de la chute de l’Empire romain d’Occident

 

Selon l’historien Alessandro Barbero, l’installation de bandes barbares et de leurs chefs dans les provinces d’Occident, ainsi que l’obligation imposée aux populations des provinces d’assurer leurs besoins, accrurent la perte de contrôle gouvernemental de ces territoires et pressèrent la naissance progressive des royaumes, d’abord autonomes, puis réellement indépendants. Ces migrations, anciennes, trouvent un écho avec le défi migratoire auquel fait face de nos jours l’Union européenne (UE) ; qu’on en juge : sur près de 507 millions d'habitants dans l'UE, 19,8 millions viennent de pays hors-UE, selon Eurostat (source Nouvel Obs, 19/03/2017). Par ailleurs, la population européenne stagne et vieillit tandis que, notamment de l’autre côté de la Méditerranée, elle augmente et rajeunit. Selon les projections, l’Afrique passerait de 1,2 à 2 milliards d’habitants d’ici 2050 (quand l’humanité atteindrait, elle, 10 milliards d’individus). De cette observation, beaucoup déduisent que le boom des flux migratoires devient inéluctable - phénomène amplifié par le changement climatique.

 

Par conséquent, faut-il accueillir les migrants à bras ouverts ou, au contraire, fermer les frontières à double tour afin d’éviter un scénario “à la romaine” ? En premier lieu, tous les candidats à l’exil ne s’installeront pas sur le Vieux Continent ; selon François Héran, professeur au Collège de France, il faut déconstruire cette projection. Celui-ci rappelle que 70 % des émigrés africains restent sur leur continent, un chiffre stable depuis les années 1990. Il affirme que les Africains et leurs descendants constitueront 3 à 4 % de la population européenne vers 2050, « très loin des 25 % redoutés » (Le Monde diplomatique, novembre 2018).

 

Aussi, il convient d’apprécier les motivations des migrants : fuir un conflit, échapper à des persécutions, raisons climatiques (stress hydrique, baisse des rendements agricoles, sécheresses, etc.)… Personne n’est migrant par plaisir, et abandonner son pays est un déchirement pour chacun ; de plus, il faut également prendre en considération le degré de volonté d’intégration de chaque individu.

 

Comment aider les migrants ?  

 

De 2014 à 2018, près de 17.000 personnes ont perdu la vie noyées en mer Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) (Libération, 3 octobre 2018). Face à ce chiffre, l’urgence est criante ; naturellement, chacun souhaiterait pouvoir aider les migrants infortunés. Mais la marge est-elle vaste ? Le chômage frappe 15,65 millions de personnes dans l’UE tandis qu’en France par exemple, près de 4 millions de personnes sont mal logées ainsi que 14,6 millions d’autres individus sont touchés par la crise du logement, selon le rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre (La Croix, 31/01/2017). Dans ces conditions, quelle qualité d’accueil est-elle envisageable dans le meilleur des cas ? Est-il politiquement possible de s’en tenir au propos d’Amnesty International selon laquelle “protéger les personnes qui sont obligées de quitter leur pays, parfois brutalement, est une obligation”. Le cas de l’Allemagne va dans ce sens ; entre 2015 et 2017, le pays a accueilli plus d’1 million de réfugiés syriens. Voyons-y moins un geste charitable qu’un moyen efficace de pallier un solde naturel longtemps négatif dont l’une des conséquences notables a été le manque de main d’oeuvre pour les entreprises locales.

 

En définitive, il s’agirait peut-être d’accueillir un peu moins mais mieux, afin d’éviter les quarts de mesures d’assistance prodiguées aux masses de migrants démunis ; parallèlement, réfléchissons davantage à aider en amont les pays émetteurs d’exilés. Tentons aussi d'enrayer la fuite des cerveaux qui vide notamment une partie du continent africain des professionnels de santé ; ces derniers, séduits par des salaires plus attractifs et des infrastructures modernes, s’exilent ; les conséquences sont délétères. Entre autres exemples, citons que le Cameroun compte 1,1 médecin pour 10 000 habitants. La France en dénombre près de 34 pour 10 000.

 

Jérémie Dardy 

 

Repères chronologiques :

-276 : Incursions barbares en Grèce et en Gaule

-284-305 : Règne de Dioclétien et mise en place de la Tétrarchie

-378 : Bataille d’Andrinople entre les Goths et Valens, qui est tué

-407 : Les Alains, les Vandales et les Suèves pénètrent en Gaule ; évacuation de la Grande-Bretagne par l’armée romaine

-409 : Invasion de l’Espagne par les Alains, les Suèves et les Vandales

-410 : Sac de Rome par Alaric, chef des Wisigoths

-418 : Foedus installant les Goths en Aquitaine

-429 : Arrivée des Vandales en Afrique

-433-454 : Le général Aetius, surnommé “le dernier des Romains”, dirige de fait l’Empire d’Occident

-451 : Attila, pénétrant en Gaule, est battu près de Troye en Champagne (bataille des champs Catalauniques)

-455 : Rome est pillée par le roi vandale Genséric

-476 : Odoacre dépose Romulus Augustule ; chute de l’Empire romain d’Occident

-486 : Clovis, roi des Francs de Tournai, bat Syagrius et contrôle le Nord de la Gaule

-489 : Théodoric envahit l’Italie

-511 : Mort de Clovis

-527 : Justinien accède à la tête de l’Empire

-535-540 : Conquête du royaume ostrogoth d’Italie par le général romain Bélisaire

-535-565 : Reconquête byzantine en Occident

-568 : Conquête de l’Italie par les Lombards

-589 : Conversion des Wisigoths à la religion catholique


Pour aller plus loin :

Alessandro Barbero, Barbares, Immigrés, réfugiés et déportés dans l’Empire romain, Tallandier, 2009

Alessandro Barbero, Le jour des barbares ; Andrinople, 9 août 378, Flammarion, Libres champs, 2017.

Ammien Marcellin, Histoire de Rome, Livre XXXI Texte disponible en latin et en français sur le site de l’Université catholique de Louvain : http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXXXI/lecture/13.htm

Magali Coumert, Bruno Dumézil, Les royaumes barbares en Occident, Presses Universitaires de France, 2017

Jean-Christophe Delmas, Dico atlas des guerres, Belin, 2012

Jean-Christophe Delmas, Dico atlas de l’histoire du monde, Belin, 2009

Antoine Destemberg, Atlas de la France médiévale, Autrement, 2017

Georges Duby, Atlas historique Duby, Larousse, 2007

Hervé Inglebert, Atlas de Rome et des barbares IIIe-VIe siècle, Autrement, 2009

Sylvie Joye, L’Europe barbare, Armand colin, 2010

Nicolas Lemas, Les Mérovingiens, Société, pouvoir, politique 451-751, Armand Colin, 2016

Laurianne Martinez-Sève, Atlas du monde hellénistique, Autrement, 2017

Iaroslav Lebedynsky, Sarmates et Alains face à Rome, Ier-Ve siècles, Les Éditions Maison, 2010

Yves Modérant, Les Vandales et l’Empire romain, Éditions errance, 2014

Karol Modzelewski, Barbarian Europe, Peter Lang, 2015

Tacite, La Germanie, traduit du latin par Patrick Voisin, Arléa, 2009

L’Atlas des Empires, La Vie / Le Monde, Hors-série, Janvier 2019

Magazine Science et vie, Guerres et Histoire, numéro 49, juin 2019

Magazine Histoire et Civilisations, Le Monde, Hors-série, La chute de l’Empire romain, Février 2019

Journal Le Monde diplomatique, Benoît Brévile, article Le mythe de la ruée vers l’Europe - Immigration, un débat biaisé, novembre 2018

Émission France Culture, Le tour du monde des idées, Immigration : l'Europe n'est pas préparée à la prochaine vague, 15/05/2018