Secrets d'écriture 2 - Littérature, morale et philosophie. Maurice Genevoix

Article publié le 26/05/2018

« Une œuvre, si elle est vivante, porte toujours en soi une philosophie, une morale ; et aussi, au rebours de tout didactisme oraculaire, un enseignement » (Maurice Genevoix, Préface de La forêt perdue)

 


Cette réflexion du grand académicien Maurice Genevoix ne fait pas l’unanimité dans les rangs des littérateurs. En effet, beaucoup voient poindre la tentation du roman à thèse au premier pas de côté réflexif du romancier. Il y a là force exagération. A ce tarif, les Misérables – véritable somme philosophique – n’auraient pu voir le jour, tout comme les romans de Barrès ou de Camus.


Le point de vigilance nécessaire réside dans la manière dont on expose sa philosophie, sa morale au travers de son histoire. Dès que les personnages ou l’action semblent manipulés au profit d’un exposé théorique implicite, l’auteur est dans le rouge. On pense ici au naufrage de certains romans historiques de Max Gallo.


A juste titre, Maurice Genevoix nous prévient contre le « didactisme oraculaire » : une sorte de verbiage explicatif sur la vie, qui serait asséné par l’auteur au lecteur passif et captif. L’enseignement doit simplement reluire au travers de la narration, comme un parfum, en pointillés. L’art de l’écrivain consiste donc à diffuser humblement quelques réflexions substantielles, sans trop appuyer (et pourtant, combien Hugo appuyait, lui !! Mais c’était Hugo…), en parvenant à dire du réel quelque chose de plus que la philosophie comme discipline.


On peut percevoir ce joli tour de main au travers de multiples romans, y compris mauvais. Prenons, entre autre exemples, le roman « Oh… » de Philippe Djian : malgré sa médiocrité foncière (écriture minimaliste, histoire rébarbative, ennui plombant), cet ouvrage porte en lui un enseignement fondamental, parfaitement amené au lecteur, sans la moindre brusquerie : dans les relations amoureuses, c’est celui qui a les nerfs les plus solides, celui qui est capable de ne pas craquer qui domine. Il ne s’agit pas d’un truisme, mais d’une vérité expérimentale que le roman illustre à merveille : le donné théorique est parfaitement immergé à l’intérieur de l’histoire, et le lecteur est "instruit" sans brusquerie.


Revenons aux Misérables, le monument littéraire de Victor Hugo. Jouxtant de magnifiques fragments tels que « Le pavé lui était moins dur que le cœur de sa mère », Hugo nous déverse un déluge de sentences philosophiques qui malmènent la fluidité de la narration :


« La négation de l’infini mène droit au nihilisme » (Hugo, Les Misérables)


« Le travail est la loi ; qui le repousse ennui, l’aura supplice » (Hugo, Les Misérables)


« Le travail ne vous lâche d’un côté que pour vous prendre de l’autre ; tu ne veux pas être son ami, tu seras son nègre » (Hugo, Les Misérables)


« Malheur à qui veut être parasite ! Il sera vermine » (Hugo, Les Misérables)


« Les contrefaçons du passé prennent de faux noms et s’appellent volontiers l’avenir. Ce revenant, le passé, est sujet à falsifier son passeport. Mettons-nous au fait du piège » (Hugo, Les Misérables)


« La symétrie, c’est l’ennui » (Hugo, Les Misérables)


« Regardez à travers le peuple et vous apercevrez la vérité » (Hugo, Les Misérables)


Et pourtant… la magie prend tout de même, et les Misérables atteignent naturellement le niveau olympien du chef d’œuvre. Qu’en découle-t-il ? Tout simplement que l’affirmation de Maurice Genevoix ne saurait être entendue à la lettre.