Théorie du roman - Jean Rouaud, rêve, imagination, la vérité dans l'écriture

Article publié le 07/06/2018

« Dans les années 1970, le roman n’avait aucun crédit. C’était quasiment un genre pour demeurés » (Jean Rouaud, Le Nouvel Observateur, 5 janvier 2006)


C’était le temps des surintellectuels, du verbiage structuraliste et de l’hyper-déconstruction. A cette époque, le roman traditionnel était perçu comme de l’art bourgeois, dégénéré, et seules l’aventure de la phrase, l’innovation de la forme pouvaient justifier le projet d’une œuvre fictionnelle. Jeune homme alors, Jean Rouaud suivait ces sommations ; il avait fini par développer « une peur panique du réel », par crainte d’être classé dans la réaction. C’était un autre temps. Le temps de Sartre et de la militance écarlate.


Aujourd’hui, Jean Rouaud est un écrivain apaisé. Ancien kiosquier du 19e arrondissement qui, à force d’acharnement créatif, a fini par obtenir le prix Goncourt, il a su se défaire du climat imprécateur des seventies. L’élaboration de ses œuvres obéit à une technique scrupuleuse, audacieuse, éminemment personnelle ; ce que Jean Rouaud nous offre au travers de ses romans, c’est la démonstration du fait que le réel n’est vraiment cernable que de biais :


«La littérature est le meilleur mode de connaissance du monde. Mais elle est attaquée de tous côtés» (Jean Rouaud, Le Figaro, 10 janvier 2009)


L’imagination est une dimension profonde de l’observation, une ressource capitale pour ceux qui souhaitent appréhender la réalité au-delà des mondâneries ordinaires.


« Ce qui me fait espérer dans le roman, c’est que le romanesque a partie liée avec la rêverie. Pas avec le rêve, qui est un investissement actif. Je peux rêver d’un monde meilleur, par exemple. Le roman, c’est autre chose. Et il n’est pas impossible que le romanesque, qui est une aération de l’esprit, profite d’un certain crépuscule de la pensée. Que cette rêverie du romanesque trouve un territoire favorable lorsque la pensée militante, engagée, échoue à changer le monde » (Jean Rouaud, Le Nouvel Observateur, 5 janvier 2006)


Selon Jean Rouaud, l’artiste est celui qui pressent avant les autres ce qui va advenir ; il distingue plus ou moins la trame du futur, au-delà des brumes idéologiques et des illusions de l’époque.


« L’artiste capte véritablement, il enregistre comme un sismographe, il enregistre les secousses, qui ne sont pas encore les secousses violentes qui vont secouer les sociétés ; mais les premiers soubresauts, les premiers frémissements il les capte » (Librairie dialogues.fr)


Ce développement ouvre la voie à une réflexion audacieuse sur le rôle concret de l’artiste dans la société, à côté du discours politique ; ce dernier gagnerait à s’alimenter davantage de littérature, de poésie, de peinture afin d’accroître son potentiel prospectif.


La vérité émerge des fonds de la lucidité, et la lucidité émerge des fonds de l’imaginaire. Sur cette question de la vérité, un autre écrivain – l’Israélien Etgar Keret – nous prévient que le sens de l’absurde peut justement assainir notre réflexion :


« Je suis sur mes gardes, puisque les gens, sous prétexte de dire la vérité, la reconstruisent pour se montrer sous leur meilleur jour – qui peut être aussi le pire, tant que cela permet de rendre le récit de leur vie supportable. (…) Avec la fiction, nous sommes tous, auteur et lecteur, beaucoup plus détendus  - et paradoxalement, plus à même de dire la vérité » (Etgar Keret, Le Monde, 6 juin 2014)